Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). Michel Gandilhon propose une analyse de l’ouvrage de Benoît Martin, Chiffrer le crime. Enquête sur la production de statistiques internationales (Presses de Sciences Po, 2023, 328 pages).

C’est une évidence, les données quantitatives ne cessent d’envahir notre quotidien. « Le monde s’est fait nombre » et, au fil de la croissance de leur production, le grand livre des sociétés humaines – pour paraphraser Galilée – se déchiffre désormais dans la langue des big data. Devant l’avalanche des données, l’esprit critique se perd, le nombre semblant ontologiquement une garantie de vérité, singulièrement quand il émane d’autorités internationales. C’est pourtant à un tel exercice critique qu’invite cet ouvrage dense et rigoureux.

L’auteur s’est intéressé à l’une des plus prestigieuses agences onusiennes : l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), chargée de « chiffrer le crime », notamment celui attaché aux trafics de drogues illégales. Chaque année, l’ONUDC divulgue un certain nombre de publications sur les phénomènes criminels, dont le « Rapport mondial sur les drogues » constitue l’évènement phare. Un rapport attendu des chercheurs et des décideurs, dans un contexte où les enjeux liés à l’usage et aux trafics des stupéfiants ont pris, ces dix dernières années, une ampleur considérable. Comment les chiffres sont‑ils collectés, « fabriqués », interprétés – et surtout par qui ?

Dans un déroulé implacable relevant de la sociologie des quantifications, l’ouvrage suit la longue chaîne de production qui aboutit à des rapports présentant toutes les apparences de la scientificité – fourmillant de graphiques, de tableaux, d’encadrés méthodologiques et de centaines de références bibliographiques renvoyant aux meilleurs articles scientifiques.

Pourtant, la réalité décrite par l’auteur, une fois ouvertes les « boîtes noires de la production des statistiques », est moins brillante. L’ouvrage montre bien, a fortiori dans un domaine aussi sensible que la criminalité internationale, que l’agence est largement tributaire de données quantitatives produites par les États. Une réalité certes inévitable, mais qui n’est pas sans poser des problèmes complexes et capitaux, notamment de méthodologie, de comparabilité et de compatibilité. En outre, leur interprétation, lors de la finalisation, est soumise à l’appréciation des gouvernements et il arrive que les rédacteurs de l’agence fassent l’objet d’un certain nombre de pressions. Dès lors, même dans les domaines où l’ONUDC dispose de plus d’autonomie, comme la mesure des productions illicites de drogues, elle reste tributaire du bon vouloir des États. Il est d’ailleurs dommage que l’auteur n’ait pas donné plus d’illustrations concrètes des tensions entre l’agence onusienne et les gouvernements. À cet égard, l’attitude du Maroc, un des premiers producteurs de résine de cannabis au monde, qui a fermé voici plus de quinze ans le bureau de l’ONUDC, est exemplaire.

Dès lors, pour l’auteur, la production des statistiques relève pour une part significative d’arrangements et de négociations, lesquels débouchent sur « une expertise partiellement contrôlée par le politique en lieu et place d’un diagnostic mondial scientifique ». En dépit de leurs limites, brillamment soulignées par l’auteur au travers de multiples exemples, les rapports de l’ONUDC n’en demeurent pas moins une mine de données pour les chercheurs. On peut être plus sceptique, en revanche, sur son souhait d’un gouvernement mondial pilotant une instance véritablement indépendante.

Michel Gandilhon

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