Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). Amélie Ferey, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Bruno Tertrais, La guerre des mondes. Le retour de la géopolitique et le choc des empires (L’Observatoire, 2023, 288 pages).
Pour Bruno Tertrais, nous sommes entrés dans une « guerre des mondes », soit le « troisième choc en cent ans entre le monde des autocraties et celui des démocraties, dans laquelle des États révisionnistes, insatisfaits du statu quo, seront responsables de conflits indirects et de crises majeures ».
Cette guerre oppose deux familles partageant des ressemblances économiques, stratégiques et politiques. La notion, plus souple que celle de bloc, permet à Tertrais de rendre compte des mouvements internes allant vers l’un ou l’autre pôle, par exemple de pays ayant des intérêts économiques les rattachant à l’Occident mais tentés par des politiques autoritaires, comme c’est le cas de la Hongrie. Dans cette guerre – qui sera donc « tiède » –, l’Occident est bien placé. Ses idées attirent plus que celles des régimes autoritaires, et il conviendrait de repenser son fameux « déclin » davantage comme une stagnation.
On distingue trois parties dans la démonstration, bien qu’elles n’apparaissent pas explicitement. La première consiste en une description du « tournant géopolitique » que nous vivons. Celui-ci a débuté dès 2020 avec l’avènement des néo-empires « revanchards, conquérants et prédateurs » que sont la Russie, la Chine, la Turquie et l’Iran. Ce tournant s’est accéléré avec l’invasion russe de l’Ukraine, qui a fait sauter trois tabous en Europe : celui de la guerre interétatique, de l’inviolabilité des frontières par la force et de la menace nucléaire.
Une deuxième séquence s’attache à décrire les conséquences de cette guerre sur les « plaques tectoniques » du système international : la rivalité entre la Chine et les États-Unis, le retour de l’Europe – désormais placée sous le haut patronage de Mars plutôt que de Vénus – et l’émergence des pays du Sud, que l’auteur se garde de qualifier de « global ».
La troisième partie, prospective, s’interroge sur la possibilité d’une guerre mondiale. Le « clash des titans » entre les États-Unis et la Chine a peu de chances de dégénérer en conflit ouvert, grâce à trois « cordes de rappel » : l’interdépendance économique, le système des alliances et la dissuasion nucléaire.
On appréciera cette dimension prospective de l’ouvrage, au-delà de la diversité des références mobilisées. La démonstration est servie par une plume enlevée qui n’est pas exempte de formules chocs. Bruno Tertrais répond de manière accessible aux grandes questions du moment : la dissuasion nucléaire a-t‑elle été source de paix, et peut-elle l’être encore ? Les États-Unis sont-ils condamnés à s’incliner devant la Chine ? Quel est l’avenir de la Russie ? Est ici explorée la piste d’une dislocation de l’empire au prisme de ses dynamiques démographiques.
On se demandera cependant si la thèse selon laquelle l’Occident n’est pas en déclin et le monde pas si instable n’a pas sa part de wishful thinking. L’analyse fait la part belle à la critique des récits portés par les néo-empires, où l’Occident est toujours coupable, « peu importe la réalité des faits ». Mais n’est-ce pas justement la capacité de l’Occident à faire son autocritique qui le conduit à s’améliorer, à la différence des « néo-empires » ? La meilleure manière de contrer le « deux poids deux mesures » n’est-elle pas, plutôt que de considérer avec Richard Haass que la « cohérence en politique étrangère est un luxe », de progresser vers un accord entre valeurs et politique ?
Amélie Ferey
Chercheuse au Centre des études de sécurité
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