Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). Charles-Emmanuel Detry propose une analyse de l’ouvrage d’Isaac B. Kardon, China’s Law of the Sea: The New Rules of Maritime Order (Yale University Press, 2023, 416 pages).

Un peu plus de quarante années se sont aujourd’hui écoulées depuis la négociation de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), signée en 1982 à Montego Bay et entrée en vigueur en 1994. Consacrant l’emprise croissante des États côtiers sur les mers sans répudier tout à fait le vieux principe de la liberté de navigation, elle est en particulier le fruit d’un compromis historique entre l’intérêt des États en développement à s’approprier une part des ressources des océans, et celui des puissances maritimes, emmenées à l’époque par les États-Unis et l’Union soviétique, à maintenir la circulation de leurs navires militaires.

Historique, le compromis était précaire : nul État ne l’a sans doute plus montré que la Chine, dont on connaît les prétentions exorbitantes sur sa façade maritime. Solidaire des États en développement et de leur dénonciation de l’« hégémonie maritime » des grands, la Chine accepta, lors de la négociation de la CNUDM, la création des zones économiques exclusives. La largeur de 200 milles nautiques était pourtant défavorable à un pays engoncé dans trois mers semi-fermées – mer Jaune, mer de Chine orientale et mer de Chine méridionale –, dont l’étroitesse rendait inévitables de délicats différends de délimitation avec ses voisins. La Chine ratifia néanmoins la Convention, comptant bien récupérer par sa pratique ultérieure, forte de capacités navales décuplées, ce qu’elle avait cédé sur le papier à Montego Bay, en invoquant la coutume contre le traité.

Plutôt que d’évaluer la licéité des conduites chinoises du point de vue du droit de la mer, l’ouvrage de Kardon s’attache à décrire la manière dont la Chine cherche à peser sur ce qui est tenu pour le droit – ce que la doctrine française a baptisé la politique juridique extérieure. Ses deux grandes qualités sont sa technicité et son impartialité. L’auteur a soigneusement examiné chacune des règles que la Chine pourrait être en train de modifier, les classant en quatre catégories : les règles géographiques (où et comment les lignes d’arrêt des compétences étatiques en mer doivent-elles être tracées ?), les règles relatives aux ressources (à qui les pêcheries et les hydrocarbures reviennent-ils ?), les règles concernant la navigation (quelle est la marge de manœuvre d’un État pour réguler l’accès des bâtiments militaires étrangers aux eaux adjacentes à ses côtes ?) et les règles concernant les modes de règlement des différends (dans quelle mesure le règlement juridictionnel obligatoire en fait-il partie ?). Ce faisant, l’auteur s’est bien gardé d’accepter d’emblée le récit officiel américain, simpliste et biaisé, d’une remise en cause globale du droit international par une Chine sans foi ni loi.

La conclusion est que la Chine n’est que peu parvenue à changer les règles, faute d’une pratique suffisamment cohérente et acceptée par les autres États. Elle est, en revanche, parvenue à en réduire l’effectivité, marquant de son arbitraire un ordre est-asiatique aux contours encore incertains. On pourrait discuter la manière dont Kardon envisage les sources du droit international ainsi que leur interaction avec la distribution de la puissance entre États, mais cela ne réduit nullement le mérite d’un excellent travail, qui lui vaudra la reconnaissance de tous ceux qui s’intéressent à la Chine et au droit international.

Charles-Emmanuel Detry

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