Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). Marc Hecker, directeur adjoint de l’Ifri et rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Luc Domenach, Regards sur les mutations du goulag chinois (1949-2022) (Fayard, 2023, 204 pages).

Jean-Luc Domenach, directeur de recherche émérite à Sciences Po, est connu pour ses nombreux travaux sur la Chine. Son livre de 1992 sur L’archipel oublié demeure une référence. Trois décennies plus tard, il revient sur le sujet du « goulag chinois » avec un ouvrage synthétique, accessible à un large public.

Si une grande partie de cet essai est consacrée aux camps de laogai, c’est-à-dire de « réforme par le travail », l’auteur analyse d’autres types d’établissements : laojiao (« éducation par le travail »), qiangpo (« travail forcé »), shourong (« dépôt »), shouronsouo (« centres de détention »), etc. Les « dépôts » ont par exemple été massivement utilisés au XXe siècle pour contrôler l’exode rural : les paysans qui cherchaient à fuir les campagnes y étaient enfermés sans ménagement.

Que s’est-il passé depuis la parution de Chine : l’archipel oublié ? Si le goulag chinois a perduré, il a néanmoins changé de dimension et de fonction. La population des détenus a en effet diminué : elle serait aujourd’hui comprise entre 1 et 2 millions. En outre, le profil des internés a changé. Les personnes enfermées pour des raisons politiques ne représentent plus qu’une minorité. « La grande majorité des détenus est composée de simples gens venus de milieux difficiles (pauvres, loubards, mafieux), de membres de sectes ou de paysans qui n’ont pas réussi à trouver un travail régulier en ville », relève l’auteur.

Les foyers avérés ou potentiels de contestation restent toutefois une cible du pouvoir. La lutte qui a opposé les autorités au mouvement Falun Gong à partir de 1999 est qualifiée par Jean-Luc Domenach de « guerre civile longue et difficile ». Autre exemple : le cas de la minorité ouïghoure au Xinjiang. Pékin cherche à y « réformer non pas des hommes, mais un peuple tout entier », selon les termes du sinologue, qui dénombre 500 camps de travail dans cette région. Par ailleurs, le système carcéral sert aussi à purger le régime : sous Xi Jinping, des dizaines de milliers de cadres ont ainsi été accusés de corruption et emprisonnés.

Le laogai n’a pas qu’une fonction répressive. Il a aussi une dimension économique. L’auteur affirme que « le business est devenu une occupation centrale. Il s’agit désormais non plus de financer l’entretien des équipements, mais de participer à l’élan de l’économie nationale et d’accroître le revenu des fonctionnaires ». Il est bien sûr impossible d’obtenir des statistiques sur la contribution des forçats à la production chinoise, mais Jean-Luc Domenach soutient que « la participation des camps du Sichuan à l’économie nationale est impressionnante ». Il donne quelques exemples précis comme la production de « thé de Hangzhou » ou de pièces détachées d’automobiles dans des camps de travail forcé.

L’auteur évoque enfin des questions relatives aux droits humains, à commencer par celle des conditions de détention. Celles-ci se sont améliorées au fil des décennies, mais elles demeurent très éloignées des normes occidentales. Les cellules sont bondées et les détenus « dorment le plus souvent sur le sol en ciment ». Le sujet de la peine de mort n’est pas éludé. Les cas seraient en baisse, car la Cour suprême doit donner son accord pour chaque exécution depuis 2007. Néanmoins, ils se comptent encore par milliers. Et l’on repense à ces phrases d’Albert Londres à propos du bagne de Cayenne : « Le médecin voit l’homme. L’administration voit le condamné. Pris entre ces deux visions, le condamné voit la mort. »

Marc Hecker
Directeur adjoint de l’Ifri
Rédacteur en chef de Politique étrangère

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