Claude-France Arnould a été, entre 2001 et 2015, dans le cadre de l’Union européenne, directeur pour les questions de défense, puis du Crisis Management Planning Directorate et directeur exécutif de l’Agence européenne de défense, avant d’être ambassadeur de France en Belgique. Conseiller du président de l’Ifri pour les affaires européennes depuis septembre 2020, elle a écrit l’article « Institutions euro-atlantiques et sécurité commune » dans le n° 1/2024 de Politique étrangère. Elle répond ici en exclusivité à 3 questions pour politique-etrangere.com.

1) En quoi OTAN et UE sont-elles complémentaires pour garantir la sécurité euro-atlantique ?

Même si le traité de Maastricht prévoyait déjà la possibilité d’une « défense commune, si le Conseil européen en décide ainsi », la politique de sécurité et de défense s’est concrétisée à la fin des années 1990 en tirant les leçons de la paralysie des Européens face aux guerres dans l’ex-Yougoslavie et en trouvant un accord franco-britannique, lors du sommet de Saint-Malo, sur une capacité d’intervention militaire de l’UE, complémentaire de celle de l’OTAN. Constituée autour de la puissance militaire américaine, incarnée par le général américain Supreme Allied Commander en même temps qu’il assure le commandement national des forces américaines en Centre-Europe – responsabilités cumulées que l’on appelle usuellement « double casquette » – l’OTAN assure la défense principale, celle du territoire, des nations alliées. L’UE pour sa part intervient dans la gestion des crises, dans des situations qui n’impliquent pas nécessairement l’engagement des États-Unis. Elle se dote de capacités à la hauteur de cette mission (illustrée par l’objectif de pouvoir déployer rapidement 60 000 hommes) ; elle peut avoir recours aux moyens communs de l’OTAN, notamment les capacités de planification, de communication sécurisées et de commandement de SHAPE, sur la base des accords dits « Berlin plus » ; elle a pour atout principal la synergie de ses différentes politiques, la fameuse comprehensive approach, qui seule permet de prolonger l’action militaire pour une issue positive à une situation de crise : les instruments d’aide humanitaire, d’aide au développement, d’assistance technique, de réforme des services de sécurité, d’appui au système judiciaire ou pénitentiaire ainsi que les mesures dissuasives, sanctions, embargos, etc.

Cette complémentarité avait perdu en pertinence sous un double effet. D’une part, l’OTAN s’est engagé « hors champ », notamment en Afghanistan, cherchant tant bien que mal à mettre en œuvre une approche globale, y compris grâce à des financements européens, sans aucune visibilité ni direction politique de l’UE. D’autre part, les tensions entre la Turquie, membre de l’OTAN, et Chypre, membre de l’UE, ont entravé la coopération, bloquée par Ankara.

Avec l’agression de la Russie en Ukraine et son comportement menaçant, la complémentarité reprend tout son sens. L’OTAN doit assurer la défense principale, y compris la protection nucléaire des alliés non dotés de la dissuasion ; l’UE déploie ses moyens d’action, notamment économiques et financiers, mais pas uniquement : sanctions, soutien à l’Ukraine, y compris en termes de fournitures d’armes. La Suède et la Finlande adhèrent à l’OTAN. L’UE se mobilise pour soutenir l’effort de défense des États membres, renforçant ainsi la contribution européenne au sein de l’Alliance, vieille exigence, au demeurant légitime, des États-Unis.

Néanmoins cette complémentarité, qui revêt une importance cruciale dans le contexte présent, est affectée par plusieurs facteurs : le plus commenté est l’incertitude sur l’engagement américain après les élections ; mais l’asymétrie entre le format de l’OTAN et celui de l’UE, devient une préoccupation majeure. Le processus d’adhésion de l’Ukraine, ainsi que de la Géorgie et la Moldavie, à l’UE est enclenché sans que se dessine un consensus pour leur entrée dans l’OTAN. Dans le passé, les adhésions avaient été à peu près simultanées, alors que la menace était plus théorique. Or les États membres de l’UE se sont engagés à une assistance mutuelle en cas d’agression au titre de l’article 42.7 du traité de Lisbonne, plus contraignant que l’article 5 de l’OTAN. Ils pourraient ainsi se trouver face à une menace territoriale sans engagement militaire de l’OTAN.

2) Les prochaines élections présidentielles américaines n’excluent pas un possible retour de Trump à la tête des États-Unis : qu’est-ce que cela signifierait pour l’OTAN et la sécurité européenne ?

On ne peut préjuger le résultat des élections aux États-Unis, ni prédire avec certitude ce que ferait Donald Trump s’il était réélu président, quelles que soient ses déclarations actuelles. Mais il n’y a pas de doute qu’il s’encombrera peu des avis et des intérêts des Européens. Probablement moins que quiconque à la Maison-Blanche, même si – la manière étant plus ou moins brutale – la propension à écouter les Européens n’est jamais très forte outre-atlantique, surtout si ceux-ci ne disent pas grand-chose, ou plus précisément ne mettent pas sur la table des propositions construites et ne sont pas en mesure de dialoguer eux-mêmes avec les principaux protagonistes. Donc Donald Trump président pourrait faire ce qu’il dit aujourd’hui et imposer « son » issue à la guerre en Ukraine, ou, scénario qui comporte lui aussi ses risques, ne pas y parvenir à ses conditions, auquel cas sa réaction est assez imprévisible.

L’autre certitude, outre le peu de considération pour les Européens, est que l’attention des États-Unis ira encore plus exclusivement à la rivalité avec la Chine. De surcroît, la politique au Moyen-Orient peut aussi, dans la suite du précédent mandat Trump, aboutir à accroître la prolifération nucléaire et affecter la sécurité des Européens.

La tentation américaine, si aucune mesure radicale de désengagement de l’OTAN ne se concrétisait – ne serait-ce que parce que le fonctionnement de l’OTAN est précieux pour l’industrie de défense américaine qui fera valoir ses intérêts – serait d’élargir le champ de l’alliance au-delà de l’espace euro-atlantique, et particulièrement à la confrontation avec la Chine. Militairement, éventuellement, mais au moins dans les restrictions technologiques ; on connaît l’impact des mesures extraterritoriales que les États-Unis peuvent prendre à ce titre contre les acteurs européens. Ce qui est en tout état de cause annoncé depuis la présidence Obama et dépasse les clivages de partis ou de personnalités, c’est le souhait de se concentrer sur la menace en Asie et l’attente que les Européens soient capables de porter le fardeau de leur sécurité.

3) Comment l’UE peut-elle se préparer à de tels scénarios ?

Une option, ou plutôt une tentation, est de tout faire pour « garder les États-Unis à bord » : les suivre politiquement et stratégiquement ; acheter massivement des armes américaines. Du début de la guerre en Ukraine à l’été 2023, 78 % des achats d’armements des États européens proviennent d’États tiers, dont 63 % pour les seuls États-Unis.

Au moment même où les Européens prennent conscience de la nécessité vitale de réduire leur dépendance, qu’ils l’appellent « autonomie stratégique », « capacité d’agir », ou « liberté d’action », ils s’exposent à n’avoir plus de capacités industrielles ni de compétences technologiques pour assurer cette non-dépendance. La question est d’autant plus cruciale que les systèmes d’armes modernes sont de nature à brider significativement la liberté d’action de l’utilisateur et que la sous-traitance à laquelle se verraient réduits les Européens ne leur donne pas la maîtrise de ce qu’ils produisent.

Mais la dépendance n’est pas que matérielle. Si les Européens n’ont pas leur vision de leurs intérêts et des moyens de les défendre, ils n’auront aucune prise sur leur destin. Avoir élaboré une approche stratégique n’entraîne d’ailleurs pas ipso facto une confrontation avec les États-Unis ; elle peut au contraire être une contribution précieuse à une approche qui pourrait être partagée avec Washington, mais aussi partagée avec d’autres acteurs mondiaux essentiels ; a fortiori si elle s’élabore en ayant l’initiative de contacts avec la pluralité des acteurs américains. Le Pentagone en particulier peut être un soutien des efforts européens pour renforcer leurs capacités effectives, car il y voit son intérêt. J’en ai eu l’expérience dans le cadre d’opérations de l’UE, en Afrique et dans l’océan Indien, mais également pour les capacités d’armement ou spatiales. Dans les temps difficiles, les redondances entre alliés cessent d’être des duplications inutiles ; elles sont une réassurance. Notre montée en puissance créera d’inévitables frictions dues à la concurrence ; mais elle consacrerait aussi la solidité d’un allié fiable. La remontée en puissance des Européens est le meilleur atout pour renforcer l’Alliance : puissance militaire, spatiale, cyber, industrielle, mais aussi capacité à concevoir et à négocier les solutions aux crises présentes.

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