Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Vincent Duclert, La France face au génocide des Tutsi (Tallandier, 2024, 640 pages).

Trente ans après, la lecture de ce livre s’impose. Vincent Duclert fait le point sur l’état des savoirs accumulés à la fois par la Commission d’enquête parlementaire, par la Commission de recherche sur la France, le Rwanda et le génocide des Tutsi qu’il a présidée, et par les recherches complémentaires menées depuis la remise du rapport de cette dernière.

Ces pages retracent le plus exactement possible l’écheveau des événements qui ont conduit au génocide de 1994, pour en arriver à un jugement sur la position française de cette décennie : Paris a refusé de voir venir l’événement, a refusé de le constater, a refusé d’intervenir centralement contre le dernier génocide du siècle. Mais dire : Paris, c’est ne rien dire.

Dans la masse des données proposées, on soulignera plusieurs pistes de réflexion, nécessaires à tout analyste des modes de production des politiques, et spécialement des politiques étrangères. Tout d’abord, l’héritage politico-culturel qui génère les décisions. Qu’est-ce qui explique la présence française au Rwanda ? L’héritage d’une Françafrique perçue comme naturelle ? La vision d’une Afrique irrémédiablement déchirée par les rivalités ethniques ? La nécessité de faire pièce à la progression d’un « impérialisme anglophone » dans l’après-guerre froide ? La perversité de militaires obnubilés par les logiques contre-insurrectionnelles ? L’héritage mal digéré du ministre de la France d’Outre-mer de la IVe République ?

L’expertise civile sur la région – y compris autour des décideurs – s’accorde largement à l’époque pour dénoncer les errances d’une coopération de plus en plus étroite avec la dictature ethniciste d’Habyarimana, mais elle n’est guère écoutée des plus hauts cercles du pouvoir français. Le milieu militaire semble, lui, plus divisé : partagé entre ceux qui appuient au-delà de toute raison la logique du gouvernement rwandais, identifient le FPR comme ennemi à la fois local et géopolitique, et jusqu’au bout relativisent les manœuvres génocidaires ; et d’autre part nombre d’intervenants qui, sur place, dénoncent ces dernières, s’efforçant physiquement d’y parer.

C’est que la hiérarchie militaire fonctionne sous double commande, ou même se dédouble proprement, sous l’effet de l’intervention directe de l’État-major particulier de l’Élysée, lui-même expression sans filtre de la volonté de François Mitterrand, pleinement investi dans le soutien au régime en place à Kigali.

C’est là sans doute, au-delà de la reconnaissance de l’horreur de l’événement lui-même, le grand intérêt de l’ouvrage : montrer comment les institutions de la Ve République, alliées au vieux respect monarchiste français, permettent un fonctionnement du pouvoir a-constitutionnel, contournant hiérarchies et règles civiles et militaires. Vaste sujet, qui mérite au demeurant mieux que les assertions moralistes, parfois rapides, de l’auteur.

L’affaire rwandaise est bel et bien un scandale français : parce qu’elle a compromis la France, incontestablement ; et parce qu’elle a exposé un fonctionnement institutionnel non conforme à l’état de droit de notre démocratie, tel que défini constitutionnellement. Au-delà de ces constats, inévitables et moralement nécessaires, elle incite à rouvrir sans cesse le débat sur la genèse des visions politiques, et les modes de production des décisions. C’est là le cœur de la réflexion démocratique. Cette dernière ne peut être laissée, comme l’auteur semble l’imaginer, à la « république des savoirs » et aux historiens, aussi nécessaires soient-ils. C’est la tâche de tout citoyen.

Dominique David

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