Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2024 de Politique étrangère (n° 2/2024). Marc Hecker, directeur-adjoint de l’Ifri et rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Stéphane Lacroix, Le Crépuscule des Saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte (CNRS Éditions, 2024, 424 pages).

Stéphane Lacroix est professeur associé à Sciences Po et co-directeur de la Chaire d’études sur le fait religieux au Centre de recherches internationales (CERI). Auteur, il y a une quinzaine d’années, d’une thèse de doctorat remarquée sur l’islamisme en Arabie Saoudite, il a choisi de poursuivre ses recherches sur le terrain égyptien. En 2022, il a soutenu une thèse d’habilitation à diriger des recherches sur l’évolution du salafisme en Égypte. Le Crépuscule des Saints est le fruit de ce travail. Cet imposant ouvrage frappe par sa méticulosité : il s’agit d’une recherche rigoureuse qui s’appuie sur de nombreuses sources écrites, mais aussi des dizaines d’entretiens et des observations de première main.

Trois points retiennent particulièrement l’attention. Tout d’abord, l’auteur réussit parfaitement à démontrer que le salafisme égyptien ne saurait être réduit à un simple produit d’export de l’Arabie Saoudite, même s’il est évident que les autorités saoudiennes, et des acteurs privés, ont contribué à sa diffusion. Au fil des décennies, le salafisme égyptien a développé une puissante dynamique endogène, au point d’influer fortement sur « l’islam des masses ».

Ensuite, la mouvance salafiste n’est pas homogène. Stéphane Lacroix guide le lecteur dans les arcanes des différents courants, présentant leurs débats doctrinaux, leurs méthodes et leurs figures de proue. La révolution de 2011 est un moment clé, où les oppositions entre ces tendances se sont cristallisées. Une question cruciale porte alors sur l’opportunité de créer un parti politique, ce qui fut finalement fait : Al-Nour remporta un quart des suffrages, se hissant en deuxième position.

Enfin, l’auteur analyse remarquablement la complexité des relations entre les salafistes et d’autres acteurs importants de la scène égyptienne, qu’il s’agisse de la confrérie des Frères musulmans ou du pouvoir politique et de l’appareil sécuritaire. Si, globalement, frérisme et salafisme ne font pas bon ménage, des formes d’influences croisées, voire d’hybridation, peuvent néanmoins être observées.

Quant au pouvoir, du temps d’Hosni Moubarak il a longtemps toléré voire cherché à instrumentaliser les salafistes. L’influence grandissante de ces derniers a cependant fini par susciter des inquiétudes. Les chaînes satellitaires salafistes ont, par exemple, été fermées et, à la veille de la révolution de 2011, une vague de répression était sur le point de s’abattre sur cette mouvance. Le renversement du raïs lui a accordé un répit.

De 2011 à 2013, l’entrée des salafistes dans le jeu politique a poussé les Frères musulmans à la surenchère. « Cette polarisation a, in fine, facilité l’action des maîtres d’œuvre militaire et sécuritaire du coup d’État du 3 juillet 2013 », soutient Stéphane Lacroix. Toutefois, la contre-révolution n’a pas signé l’arrêt de mort du salafisme : elle a poussé ses tenants à se mettre en retrait de l’arène politique et à revenir à une « grammaire puriste » plus conforme à leurs canons traditionnels.

En somme, si Le Crépuscule des Saints permet de mieux comprendre l’Égypte contemporaine, son intérêt dépasse le cadre de ce pays. Sa lecture est à recommander à tous les spécialistes du Moyen-Orient et de l’islam politique.

Marc Hecker

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