Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2024 de Politique étrangère (n° 2/2024). Marc Julienne, directeur du Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage d’Amin Maalouf, Le Labyrinthe des égarés. L’Occident et ses adversaires (Grasset, 2023, 448 pages).

L’objectif de cet ouvrage n’est pas de démontrer que les uns auraient raison sur les autres mais d’expliquer les mécanismes qui ont conduit à l’émergence, puis au déclin, de certaines puissances, et de nous emporter dans une fresque historique des relations internationales à travers le Japon, l’Union soviétique et ses émules, la Chine communiste et, bien sûr, les États-Unis. Il porte un regard bienveillant et sans compromission sur chacun de ces cas d’études.

Amin Maalouf décrit la modernisation fulgurante du Japon de l’ère Meiji jusqu’aux victoires militaires contre la Chine (1895) et la Russie (1905) – première victoire militaire imposée par une puissance asiatique sur une européenne. Puis il explique comment le Japon est passé d’un statut de nation dont l’auto-remise en question a permis des progrès remarquables, aux folies de la première moitié du XXe siècle, guidées par une soif inextinguible d’expansion et de puissance, seulement interrompue par la sévère défaite de 1945 et la renaissance que l’on connaît.

Il témoigne ensuite des apports de l’idéologie du communisme qui a nourri les rêves d’indépendance de nombreux peuples colonisés. Espoirs douchés par les puissances occidentales, qui auraient pu, selon lui, tirer profit de cette quête de liberté plutôt que de les abandonner à l’URSS. Il décrit l’enkystement et l’absurdité croissante d’un système soviétique incapable d’admettre la faillite de son modèle économique jusqu’à sa chute en 1991. La comparaison avec la Chine communiste est dès lors tentante : de la folie destructrice et meurtrière de l’ère maoïste aux questions qui se posent aujourd’hui sur la viabilité du modèle économique chinois. Maalouf salue par ailleurs le miracle économique dû à la sagesse politique de Deng Xiaoping.

Enfin, et en réalité en filigrane de l’ensemble du texte, l’auteur se penche sur le cas américain, qui a démontré être capable du pire comme du meilleur. La guerre de Sécession, qui résonne encore dans la société américaine contemporaine, les promesses non tenues des présidents à commencer par Wilson et son idéal de liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes – qu’il n’a jamais eu l’intention d’appliquer aux peuples autres que blancs – et les guerres menées sur des prétextes fallacieux. Mais Amin Maalouf admire aussi les innovations philosophiques, politiques et technologiques des États-Unis d’Amérique, qu’il voit comme des avancées pour toute l’humanité, et qui leur ont permis de se maintenir comme première puissance économique mondiale depuis la fin du XIXe siècle. Pour Maalouf, ces avancées historiques l’emportent sur les errances, sans pour autant excuser ces dernières.

L’auteur ne démontre donc pas la supériorité intrinsèque d’un modèle sur un autre. Il explique les raisons qui ont fait que l’Occident – et tout particulièrement les États-Unis – a conservé une position dominante, en partie grâce à la performance de son modèle et en partie du fait de la faillite des autres.

Au fond, Amin Maalouf écrit sur l’hubris. L’ouvrage tout entier repose sur cette grille de lecture de l’hubris des puissances, qui lui permet ce regard dépassionné. Sans jamais glisser dans le relativisme, il estime que chacune des puissances étudiées « avait le désir légitime de réparer les injustices, et chacun a fini par commettre, parfois à son corps défendant, des injustices plus flagrantes encore ».

Marc Julienne

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