La recension de ces quatre ouvrages a été publiée dans le numéro d’automne 2024 de Politique étrangère (n° 3/2024). Frédéric Charillon propose une analyse croisée de l’ouvrage de : Vincent Jauvert, À la solde de Moscou (Seuil, 2024) ; Elsa Vidal, La Fascination russe (Robert Laffont, 2024) ; Élisabeth Sieca-Kozlowski, Poutine dans le texte (CNRS Éditions, 2024) ; Nicolas Tenzer, Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique (L’Observatoire, 2024).

La Russie fascine, surtout en France. Avec des raisons valables : à partir d’un pays meurtri par les pertes territoriales et démographiques de 1991 (par rapport à l’ex-URSS, la Fédération de Russie a perdu près 50 % de sa population et 25 % de son territoire), Vladimir Poutine est parvenu, depuis son accession au pouvoir en 2000, à replacer Moscou au cœur de la géopolitique mondiale en dépit de nombreuses limites. Probablement au détriment de sa propre population, et pas de la meilleure manière qui soit : par la déstabilisation plus que par un modèle de réussite.

Mais s’il est une réussite poutinienne, c’est bien celle qui a consisté à (re)bâtir un instrument d’influence efficace, par une sorte de soft power (même si on hésite à utiliser ce qualificatif) pouvant susciter et acheter des loyautés, obtenir l’adhésion de publics fort différents, depuis une gauche anti-américaine rêvant toujours au Grand Soir révolutionnaire, jusqu’à une droite conservatrice voyant en la Sainte Russie le sauveur possible de la chrétienté, de la famille traditionnelle et de l’autorité. L’URSS, avec ses services de renseignement et son expertise de la manipulation psychologique, avait donné à Moscou un socle de savoir-faire en la matière. Vladimir Poutine l’a exhumé et modernisé.

Quatre ouvrages récents se penchent sur ce phénomène. En explorant les archives praguoises désormais ouvertes, Vincent Jauvert nous fait revenir plusieurs décennies en arrière, au temps du KGB et de son petit frère tchécoslovaque, pour nous montrer leur redoutable efficacité auprès de leaders d’opinion français de premier plan. Ce qui a subjugué ces intellectuels en leur temps n’a pas disparu complètement, et Elsa Vidal nous en explique l’actualité. Derrière cette efficacité russe, la détermination d’un homme : Poutine. Le mieux n’est-il pas de revenir alors à son verbatim, plutôt que de spéculer sur ce qu’il pourrait bien avoir en tête (et que nous ne saurons jamais) ? C’est ce que fait, de façon édifiante, Élisabeth Sieca-Kozlowski. Enfin, dans un exercice distinct, Nicolas Tenzer nous exhorte à nous dresser contre cette entreprise poutinienne, dont la guerre ukrainienne montre le vrai visage.

L’Histoire, d’abord. Vincent Jauvert (À la solde de Moscou) provoque la stupeur en nous révélant les noms de ceux qui, dans les années 1970 en France, auraient cédé aux sirènes de l’Est. Le journaliste Gérard Carreyrou, Pierre Maillard, diplomate et conseiller diplomatique du général de Gaulle, Albert-Paul Lentin, journaliste notamment au Nouvel Observateur, Jean Clémentin, ancien rédacteur en chef du Canard enchaîné, Gérard Lecomte, conseiller du préfet de Police, le socialiste Claude Estier proche de François Mitterrand, le journaliste Paul-Marie de la Gorce, auraient ainsi travaillé pour le StB, service de renseignement (Sûreté de l’État) tchèque, et par transitivité que nul ne pouvait ignorer, pour le KGB et le GRU (service de renseignement militaire soviétique). Traduction des archives et photos de documents à l’appui, l’auteur restitue, tels que consignés par le StB, les comptes rendus des recrutements, de la fidélisation, les doutes et hésitations, aussi, de ces Français qui ont accepté de donner des informations, d’écrire des articles ou des notes allant dans le sens des intérêts du bloc socialiste. Pourquoi ? Anti-colonialisme omniprésent, mâtiné d’anti-capitalisme et d’anti-américanisme, chez beaucoup d’entre eux. Attrait de l’argent aussi, parfois. La leçon retenue de ces récits de contacts, d’intimité, avec l’ambassade tchécoslovaque, de ces services rendus en toute connaissance de cause par d’éminents personnages, s’ils décrivent une réalité (que certains intéressés nient), tient dans la facilité avec laquelle il fut possible de les recruter. Dans le célèbre carré des raisons qui peuvent amener quelqu’un à travailler pour une puissance étrangère (le modèle « MICE », pour Money, Ideology, Compromission [séduction] et Ego), on en trouve régulièrement ici trois sur quatre. Ce sont là, après tout, de vieilles histoires, qui remontent aux années 1960 à 1980. Mais Moscou a-t‑il perdu la main ?

Elsa Vidal (La Fascination russe) ne le croit guère. La journaliste, rédactrice en chef de la rédaction en langue russe de RFI, est tout sauf russophobe. Mais tout sauf poutinolâtre. Depuis longtemps attirée elle-même par le pays et sa culture, elle constate la séduction exercée par l’étrange Russie sur les présidents français successifs, une séduction parfois fondée sur des clichés culturalistes simplistes. Nicolas Sarkozy, qui profère : « Les Russes sont des Slaves, ils sont différents de nous. » et prend la décision de vendre des bâtiments militaires de type Mistral à Moscou, est largement égratigné. Seul François Hollande apparaît plus lucide sur le personnage de Poutine. Pourquoi cet aveuglement, aujourd’hui amplifié au RN ou chez LFI ? « Charme trompeur de la Russie éternelle » ? Croyance en la chimère d’une vieille alliance entre deux nations de révolution qui se ressembleraient ? Mythe plus cynique d’une Russie invincible, à la puissance incontournable et avec laquelle il faudrait nécessairement composer ? Refus, derrière les valeurs conservatrices, de voir la violence de la société politique russe ? Et pourquoi cette russophilie plus particulièrement française ? Une hypothèse séduisante ici : certains segments des élites françaises identifieraient dans les bravades de Poutine, par procuration, la grandeur que la France a perdue, et qui vengerait la sienne, perdue au profit du grand allié américain.

Poutine, donc, vers lequel tout revient toujours, et auquel beaucoup de commentateurs réduisent à tort la Russie. Mais il tient, admettons-le, une place essentielle dans ce qu’est devenu le pays en vingt ans. Écoutons-le, ce président, dans les discours qu’il prononce, les postures qu’il adopte, construisant avec ses proches ou ses ministres une vision du monde révisionniste, décidée à en finir avec le système international issu de la Seconde Guerre mondiale mais surtout de la fin de la guerre froide en 1991. Car ce qui étonne Élisabeth Sieca-Kozlowski (Poutine dans le texte), c’est que l’on se soit étonné, en Europe occidentale, de l’invasion de l’Ukraine. Que l’on n’ait pas vu ou entendu venir une radicalisation du Kremlin pourtant annoncée par des nombreux propos – bien plus que des « signaux » à décrypter. Sur l’Organisation du traité de l’Atlantique nord perçue comme une menace, sur l’Eurasie, sur la réunification du « monde russe », de ses « terres » et de ses peuples, sur l’Ukraine et la Crimée, sur les valeurs, sur la guerre présentée comme inévitable, nous étions pourtant prévenus. Encore eut-il fallu écouter et prendre au sérieux… Après une longue introduction d’analyse, l’auteure laisse la parole au maître du Kremlin et aux discours de Moscou. Ils parlaient d’eux-mêmes, et on ne l’a pas compris.

Nicolas Tenzer (Notre guerre), lui, ne se fait plus d’illusion sur le Kremlin depuis longtemps, et reste l’une des plumes les plus intransigeantes sur le sujet. Son essai est engagé, moins prudent, moins descriptif que les ouvrages mentionnés précédemment. À partir de solides connaissances en philosophie politique, l’une de ses spécialités, l’auteur réfléchit au Mal, à sa désignation, à la capacité de le penser. Partant, le parallèle entre Russie poutinienne et Allemagne nazie est discuté dans le livre. Nombre de réflexions passionnantes sont proposées, sur le populisme (« mélange d’autoritarisme et de refus de l’ordre »), sur l’intimidation et la façon d’y répondre, l’idéologie, les héros et les victimes, les alliés et les ennemis. Si notre regard a changé sur la Russie, c’est moins du fait de l’agression russe que de la résistance ukrainienne. Ce travail se voulant davantage prescriptif, il suscite nécessairement débat et controverse. À l’instar d’Elsa Vidal, il dénonce la violence de la politique russe et demande moins de complaisance, et une action plus forte de l’Occident pour contrer les desseins de Moscou. Mais jusqu’où, à quel prix, face à quelle réalité du rapport de force ? Il souhaite une « défaite totale » de la Russie, donc une victoire totale de l’Ukraine : comment les définir ? La posture russe sur la scène internationale est décrite comme à la fois idéologique, impériale, révisionniste, mafieuse et pourtant faible : autrement dit, on doit – car on peut – s’y opposer davantage. Faut-il lutter contre ce que nous définissons comme le Mal, partout à la fois sur le globe ? On comprend la posture de l’auteur, on salue ses réflexions, enrichissantes même lorsqu’on ne les partage pas, mais on s’étonne de l’intransigeance de ses prescriptions, en parallèle avec tant d’érudition en matière de pensée politique : « contrer le révisionnisme stratégique » pourquoi pas, mais sans proposer une adaptation au nouveau monde, au risque d’apparaître comme des puissances de statu quo ? « Préparer la chute de l’Empire russe » : comme on a préparé celle de Saddam Hussein, du colonel Kadhafi ou rêvé à celle de Bachar Al-Assad ? Paradoxes de ce livre imposant, érudit et passionné.

La fascination russe en France n’est pas close. D’autres travaux continuent d’être publiés sur le sujet, des rapports parlementaires également. Elle est justifiée par l’activisme russe contre l’Occident, désormais assumé ouvertement y compris dans sa dimension clandestine, par exemple en matière d’intrusion électorale. Mais elle pose la question du rapport de cette agressivité russe à d’autres guerres d’influence, menées ailleurs, par d’autres pays. Elle pose aussi la question – qu’explore Elsa Vidal – du pourquoi de ce succès de l’influence russe. Pourquoi le succès de la chaîne RT ? Pourquoi la perméabilité des partis politiques populistes aux avances de Moscou ? Pourquoi la mansuétude d’un Donald Trump ? Pourquoi l’indifférence des électorats aux révélations sur les liens entre certains partis et le Kremlin ?

Parler de fascination participe du registre de l’irrationnel. Mais cette fascination a aussi ses ressorts sociologiques, psychologiques, parfois très matériels, qui complètent encore le tableau.

Frédéric Charillon
Professeur des universités en science politique
à l’Université Paris Cité et co-directeur du
Centre géopolitique défense et leadership
à l’ESSEC Business School

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