Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2024 de Politique étrangère (n° 3/2024). Anne de Tinguy propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Nadiia Koval et Denys Tereshchenko, Russian Cultural Diplomacy under Putin. Rossotrudnichestvo, the “Russkiy Mir” Foundation, and the Gorchakov Fund in 2007-2022 (Ibidem Verlag, 2023, 214 pages).

Dans le contexte actuel de tensions internationales, l’ouvrage très documenté dirigé par les politistes Nadiia Koval et Denys Tereshchenko est un apport bienvenu à la connaissance à la fois du lien établi par Moscou entre culture et politique, et du fonctionnement du régime politique poutinien. En se penchant sur trois des principales institutions investies dans le soft power et la diplomatie publique russes, les auteurs montrent que l’action culturelle est une composante à part entière des relations extérieures et des politiques d’influence et de manipulation de l’information de la Russie.

L’État est le principal acteur de cette diplomatie culturelle qui s’appuie sur les réseaux mis en place dans le monde par Rossotroudnitchestvo, Rousskii Mir et la Fondation Gortchakov, et de plus en plus sur des instruments numériques, sur les réseaux sociaux et sur les médias, ainsi que sur les nombreuses associations de « compatriotes » de l’étranger. Les trois institutions sont intégrées dans l’appareil de l’État et organisées verticalement. La première dépend du ministère des Affaires étrangères (MID), la deuxième est portée par le MID et le ministère de l’Éducation. L’une et l’autre sont financièrement dépendantes de l’État et leurs dirigeants sont nommés par Vladimir Poutine. La Fondation Gortchakov est officiellement une organisation non gouvernementale (ONG), mais de facto subordonnée au MID. Elle est ce qu’on appelle une GONGO, une ONG organisée par les pouvoirs publics. Trois de leurs responsables sont les petits-fils de ministres des Affaires étrangères de l’Union soviétique (Viatcheslav Molotov et Andreï Gromyko) et de la Russie postsoviétique (Evgueni Primakov).

Ainsi contrôlée, l’action culturelle est explicitement définie comme un instrument de la politique extérieure. L’ouvrage confirme que cet objectif traditionnel a fortement évolué à partir du début des années 2000. Sous la pression des événements internationaux (révolutions de couleur, élargissement à l’est de l’Union européenne et de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord), la Russie reconsidère alors son approche du soft power et redéfinit son action, mobilisant un dispositif informationnel et numérique entièrement renouvelé, la culture et l’histoire, le « monde russe » – un concept largement défini et très ambigu –, ses réseaux « amis », etc. C’est à cette époque que sont créées les trois institutions étudiées : Rousskii Mir en 2007, Rossotroudnitchestvo (sous sa forme actuelle) en 2008, la Fondation Gortchakov (du nom du ministre des Affaires étrangères de l’empire russe au XIXe siècle) en 2010.

Progressivement, la politique russe se durcit, le soft power est réinterprété dans un sens de plus en plus offensif et le concept de « monde russe », de plus en plus politisé, devient la base d’un projet révisionniste. Ces trois institutions, qui diffusent depuis longtemps la vision d’une Ukraine « terre historiquement russe », soutiennent aujourd’hui activement l’agression russe de ce pays, avec deux grands objectifs : rallier les opinions à la guerre et contribuer à la russification des territoires « libérés », c’est-à-dire annexés, et à leur intégration à la Fédération de Russie.

Anne de Tinguy

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