Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2024 de Politique étrangère (n° 3/2024). Laure de Roucy-Rochegonde, directrice du Centre géopolitique des technologies de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage d’Asma Mhalla, Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024, 288 pages).

Technologies émergentes, critiques, stratégiques, disruptives, de rupture… Quel que soit le vocabulaire employé, les nouvelles technologies n’en finissent pas de bouleverser la vie des êtres humains, non seulement à l’échelle individuelle mais aussi à celle des collectivités, entreprises ou États. C’est de ce constat que part la politologue Asma Mhalla pour analyser les dynamiques nationales et internationales à l’œuvre dans ce qu’elle décrit comme un « nouvel ordre mondial ».

En examinant plusieurs de ces innovations, l’auteure donne à voir les recompositions politiques à l’œuvre au XXIe siècle. Ce faisant, elle démontre l’influence souvent disproportionnée qu’exercent les géants du numérique – et leurs patrons – sur la sphère publique et privée. Elle décrit avec précision les mécanismes par lesquels ces entreprises collectent, analysent et monétisent les données des utilisateurs, transformant ainsi les informations personnelles en véritables marchandises.

L’auteure dénonce également le traitement algorithmique de ces plateformes, révélant la manière dont celles-ci peuvent influencer les perceptions et les comportements des utilisateurs. Elle expose combien, loin d’être neutres, ces algorithmes sont façonnés par des objectifs commerciaux qui peuvent exacerber les biais existants, renforçant les inégalités et menaçant la cohésion sociale. Asma Mhalla rappelle utilement que ces outils sont utilisés – tant par des acteurs locaux que dans le cadre de tentatives d’ingérence numérique étrangères – pour renforcer les clivages et polariser l’opinion publique, influencer les élections et orienter les débats politiques. Sa thèse est inquiétante : elle estime que le développement de ces technologies tend vers une arsenalisation de l’esprit des citoyens, devenu l’ultime champ de bataille, dans une forme de guerre cognitive.

Elle met aussi en lumière les liaisons dangereuses auxquelles s’adonnent les géants du numérique (Big Tech), qui sont autant de bras armés au service des intérêts et des valeurs de leurs États (Big States). La compétition technologique internationale, en particulier la rivalité sino-américaine, rebat les cartes de la puissance et de la souveraineté. De ce fait, les Big Tech seraient devenues des entités quasi étatiques, et les rapports de force entre l’État et le secteur privé tendraient à s’inverser.

Au terme de cette analyse des dynamiques de puissance, à l’intersection de la technologie et du pouvoir politique, se pose naturellement la question de la gouvernance de ces innovations. L’auteure plaide pour une régulation plus stricte et une meilleure protection des données personnelles, tout en reconnaissant le défi considérable que représente la mise en pratique de ces garde-fous. Elle appelle à une coopération internationale pour établir des normes et des règles pouvant effectivement limiter les abus de pouvoir et garantir un usage éthique et transparent des technologies.

L’ambition est grande, puisque la « technopolitique » qu’elle appelle de ses vœux, et qui donne son nom à l’ouvrage, se veut une innovation tant sur le plan politique que disciplinaire. Asma Mhalla propose en tout cas une approche originale et plus optimiste des nouvelles technologies, qui doivent impérativement être pensées pour s’avérer des outils d’émancipation et non d’aliénation.

Laure de Roucy-Rochegonde

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