Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2024 de Politique étrangère (n° 3/2024). Dominique David, rédacteur en chef de la revue, propose une analyse de l’ouvrage de John Christopher Barry, Requiem pour un empire. Les États-Unis et le piège afghan 2001-2021 (Éditions du Cerf, 2024, 320 pages).
Le livre de John Christopher Barry est riche de l’expérience d’un voyage au cœur de la guerre américaine en Afghanistan et d’une réflexion plus générale sur la nature de la puissance américaine, et sur ses choix stratégiques.
Le bilan de la plus longue guerre américaine est bien connu et l’on s’étonne de devoir encore découvrir les faiblesses des puissances dans les affrontements asymétriques, la guerre américaine d’Afghanistan pouvant être vue comme le compendium des guerres coloniales, de l’expérience du Vietnam, bref, de toutes les expériences « occidentales » dans un monde qui entend leur échapper.
Un monde qui leur échappe, de fait, parce que les puissances occidentales, et particulièrement les États-Unis, enivrés de leur dominance technique et de leur morale – qui les conduit à voir ces guerres comme des opérations de police et non comme des affrontements politico-militaires –, y manœuvrent comme si les autres (l’adversaire) pensaient et agissaient comme nous.
34 pays, représentant les trois quarts des dépenses militaires de la planète, se sont inclinés devant des soldats en haillons parce qu’ils n’ont pas compris que ces derniers cherchaient notre épuisement psychologique quand on cherchait à les détruire physiquement. Parce qu’ils n’ont pas compris que la structure des forces talibanes et leurs modes d’action, de survie, incapacitaient largement les espoirs de la dominance technologique. Parce qu’ils n’ont, en fait, rien compris au fonctionnement même de la société afghane, et en particulier au fait que la présence étrangère entretenait des logiques (de patrimonialisme, de corruption) qui poussaient le pays dans le sens exactement contraire à la stratégie affichée.
La manière dont le début de ce siècle s’est orné, aux États-Unis mais autant en France, de la redécouverte de la « bible » de la contre-insurrection – l’ouvrage de David Galula sur la guerre d’Algérie – en dit long sur le décalage et les illusions d’appareils militaires qui se flattaient pourtant de travail de terrain pour la conquête des esprits et des cœurs… Et l’auteur de citer Tacite : « Ils font un désert et ils l’appellent la paix. »…
Au-delà du « piège afghan » – un piège largement construit par les États-Unis eux-mêmes –, c’est la nature et le poids de la puissance américaine qui sont interrogés dans ces pages. Pour l’auteur, les décisions stratégiques de Washington sont largement contrôlées par le « triangle de fer » : Pentagone/contractants privés/Congrès. Un triangle qui néglige l’évolution du monde et les véritables intérêts de nation des États-Unis au profit d’accaparements industriels et économiques. De plus, la foi américaine aveugle dans un développement technologique censé assurer une indéfinie « suprématie » ignore les progrès des « autres », en particulier de la Russie et de la Chine, en passe de relativiser l’avance américaine.
Bref, tant vis-à-vis du monde « autre », qu’ils n’ont jamais fait l’effort de comprendre en dépassant leurs propres catégories mentales, que vis-à-vis du monde de la puissance et de sa recomposition, les États-Unis apparaissent aujourd’hui décalés. L’annonce du requiem est sans doute prématurée, tant ils conservent de cartes en mains. Mais le livre de John Christopher Barry, lucide et informé, affiche une réflexion indispensable sur les échecs répétés de l’omnipuissance proclamée des années 1990. Trois décennies plus tard, le leadership existe toujours ; mais où conduit-il ?
Dominique David
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