À la suite du sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en libre accès et en avant-première l’article du numéro d’hiver 2024 de Politique étrangère (n° 4/2024) que vous avez choisi d'(é)lire : « L’Axe de la résistance : les proxys de l’Iran depuis le 7 octobre 2023 », écrit par Kévin Thiévon, conseiller politique de l’opération Chammal et de la mission de l’OTAN en Irak.
Le 7 octobre 2023, alors que l’attaque du Hamas est toujours en cours, son commandant militaire Mohammed Deif invite l’Axe de la résistance à rejoindre la lutte en ces termes : « Nos frères de la résistance islamique au Liban, en Iran, au Yémen, en Irak et en Syrie, c’est aujourd’hui que votre résistance s’unit à votre peuple en Palestine. » S’ouvre alors une ère nouvelle, marquée par une mobilisation multi-fronts de l’ensemble des proxys iraniens (Hamas, Houthis, milices irakiennes, Hezbollah…). Comme le suggèrent les propos de Deif, vraisemblablement tué à Gaza neuf mois plus tard, le réseau conçu par l’Iran a vu, en un an, ses liens inter-proxys se resserrer significativement. Dès lors, si une forme de subordination aux Gardiens de la révolution demeure la clé de voûte de cet ensemble, une coordination entre proxys plus décentralisée se fait jour – bien illustrée par le rapprochement entre Houthis et milices irakiennes.
Loin de se faire au détriment de Téhéran, cette coordination horizontale constitue un atout majeur pour la République islamique : elle doit permettre une plus grande efficacité du projet politique de l’Axe et une résilience renforcée en cas de tensions internes à l’Iran. Elle doit aussi servir à pondérer l’infériorité militaire de l’Axe par rapport à Israël – nettement confirmée depuis septembre 2024. Dans un espace en réseau, aucun nœud n’est suffisamment central pour perturber sensiblement cet ensemble protéiforme. La révolte consécutive à la mort de Mahsa Amini en 2022, la disparition du président iranien Ebrahim Raïssi en mai 2024 ou la série d’assassinats ciblés visant des leaders de l’Axe n’ont pas significativement ébranlé ce réseau d’alliances. Les revers spectaculaires récemment subits par le Hezbollah n’ont pas non plus permis de dissuader les autres proxys, restés solidaires, ni de paralyser l’Axe. Moscou l’a compris et voit dans cet Axe un partenaire de plus en plus précieux. Car tous ces acteurs partagent un même ethos révisionniste qui réprouve l’ordre international établi par les Américains. Coïncidant avec cette dynamique horizontale post-7 octobre, une densification des rapports entre l’Axe et la Russie a donc lieu. Avant d’examiner ces tendances, il convient de rappeler la raison d’être de ce réseau et les liens qu’entretiennent Téhéran et ses proxys.
Configuration et ressorts idéologiques de l’Axe
Une alliance révisionniste à caractère théocratique
Le 29 juin 2024, la représentation de la République islamique d’Iran à l’ONU prévient que, si Israël initie une « agression militaire globale » au Liban, « toutes les options, y compris la pleine participation de l’Axe de la résistance, seraient sur la table ». Une telle déclaration dans une enceinte aussi formelle a été rendue possible par près d’un demi-siècle d’une politique étrangère iranienne de zone grise, tout à la fois révisionniste et ambitieuse.
Depuis la révolution de 1979, l’Iran n’a cessé de contester l’ordre international, qu’il juge inique car créé puis dominé par les seuls États-Unis. D’emblée, le discours révolutionnaire revêt une visée supranationale et place la lutte contre les « oppresseurs » (mustakbiroun) au cœur de son action politique. La politique étrangère de l’Iran est un élément fondamental du projet révolutionnaire. Deux articles de la Constitution (3.16 et 154) inscrivent d’ailleurs la résistance aux mustakbiroun au centre de cette politique étrangère, qui doit servir à défendre les « opprimés » (mustad’afiin) « aux quatre coins du globe ». Il s’agit donc de légitimer une lutte au-delà des frontières.
Ce projet révolutionnaire permet de comprendre pourquoi l’Iran s’est employé à constituer un réseau d’alliés, appelés proxys, dans les pays alentour (Liban, Irak, Syrie, Palestine et Yémen). L’Axe de la résistance, ainsi nommé par l’ayatollah Khamenei en 2003, a pris la forme à la fois d’un soutien aux chiites dans la région et d’un engagement pour la cause palestinienne. À la manœuvre, la Force Al-Qods du Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) a su bâtir ce réseau en l’armant et en le finançant. Ainsi ces proxys sont-ils devenus essentiels à la stratégie iranienne de « défense projetée ». Ils permettent à l’Iran d’exercer une influence significative dans les pays voisins, tout en s’octroyant la possibilité d’un « déni plausible ». À moindre risque, cette stratégie flexible a longtemps permis à l’Iran de dissuader les ripostes sur son sol et a fortiori sur ses infrastructures nucléaires.
Les membres de l’Axe : entre subordination et autonomie
Le parrainage iranien se caractérise par l’octroi d’une liberté d’action plus ou moins grande en fonction des proxys. S’il est difficile de ranger ces acteurs selon leur degré de dépendance de l’Iran, il est possible de les ordonner en fonction de l’importance que leur accorde Téhéran.
Au sein de l’Axe, l’Iran considère le Hezbollah comme son bras droit pour trois raisons : leur relation historique, leur alignement idéologique – tous deux reconnaissent la « tutelle du jurisconsulte » (wilâyat al-faqîh) qu’incarne l’ayatollah Khamenei – et ses capacités militaires. Le Hezbollah dispose de forces terrestres aguerries ainsi que d’un arsenal de roquettes et de missiles pouvant frapper Israël en tout point. C’est la raison pour laquelle, afin de dissuader le Hezbollah de s’engager pleinement dans la guerre au lendemain du 7 octobre 2023, les États-Unis ont notamment disposé en Méditerranée deux porte-avions. Un dispositif similaire fut reproduit mi-août 2024, en amont des représailles de l’Axe à la suite de l’assassinat d’Ismaël Haniyeh (Hamas) et de Fouad Chokr (Hezbollah). À la manière d’un adjoint autonome, le Hezbollah joue un rôle de coordinateur en appui de la Force Al-Qods et de conseiller militaire auprès des membres de l’Axe en Syrie, en Irak et au Yémen. Depuis septembre 2024, la décapitation de son état-major et la dégradation de ses capacités militaires, bien que sans précédent, n’ont pas encore permis d’entamer suffisamment son influence au point d’en faire un acteur relégué au second plan. Certes affaibli, ses ressources militaires et la décentralisation de ses chaînes de commandement lui permettent néanmoins de résister.
Les milices irakiennes pro-Iran, qui dominent les Forces de mobilisation populaire (PMF), sont essentielles à la stratégie de défense projetée de Téhéran. Parmi elles, certaines ont un intérêt national de plus en plus affirmé, reléguant parfois le sponsor iranien en seconde position, mais le lien de subordination demeure. Il en va ainsi de l’organisation Badr ou d’Asa’ib Ahl Al-Haq(AAH), qui ont intégré le champ politique irakien. D’autres, en revanche, ont conservé la primauté de l’esprit de résistance supranational promu par la République islamique ; elles sont donc plus dépendantes des directives de Téhéran : Kata’ib Hezbollah (KH), Harakat al-Nujaba (HaN), Kata’ib Sayyid Al-Shuhada, pour les plus connues. Un exemple récent montre bien le degré significatif de subordination qui lie ces dernières à Téhéran. Le 29 janvier 2024, après qu’un drone lancé la veille par la Résistance islamique en Irak (RII) a tué trois soldats américains en Jordanie, le leader de la Force Al-Qods Esmaïl Qaani se rend discrètement à l’aéroport de Bagdad pour y rencontrer des leaders miliciens. Le lendemain, un communiqué inattendu de KH, chef de file de la RII, annonce mettre en pause l’action armée – pause qui a tenu plusieurs mois. […]
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