Alors que Bachar Al-Assad vient d’être chassé de la Syrie et du pouvoir par des rebelles islamistes, nous vous proposons de (re)lire l’article de Myriam Benraad, publié dans le n° 2/2024 de Politique étrangère, « La Syrie : représailles ‘post-guerre civile’ et rémanence du passé ».
Le 1er avril 2024, des frappes attribuées à Israël ont touché un quartier de
Damas abritant notamment le consulat iranien. Cette action militaire a
tué onze personnes, dont deux hauts gradés de la Force Al-Qods pour la
Syrie et le Liban, Mohammad Reza Zahedi et Mohammad Hadi Haji
Rahimi. L’événement a fait l’objet d’une couverture médiatique importante
mais, hormis les répercussions régionales de la guerre à Gaza, la
Syrie est sortie des feux de l’actualité. Pourtant, en mars 2024, des
enquêteurs onusiens faisaient état dans un rapport public de niveaux de
violence parmi les plus élevés depuis quatre ans. La guerre civile est
donc loin d’y être refermée.
Quelques mois plus tôt, le 5 octobre 2023, suivant un schéma déjà
connu, une attaque de drones non revendiquée sur l’académie militaire
de Homs a fait plus d’une centaine de morts parmi des officiers. Elle a été suivie, en représailles, par une série de bombardements du régime et
de son allié russe sur la province d’Idlib, où continuent d’opérer plusieurs
groupes armés, causant la mort de dizaines de civils et faisant des centaines
de blessés. En outre, les déplacements de populations – estimés à
120 000 personnes – se poursuivent, les Syriens continuant de fuir
lorsqu’ils le peuvent, notamment en sollicitant l’asile dans de nombreux
pays européens. Certes, la gravité de ces derniers développements n’est
en rien comparable avec les pires heures du conflit syrien. Elle remet
néanmoins en cause la notion même d’un « après-conflit ».
Les récits décrivant la phase présente en termes d’une violence de
« basse intensité » en disent long quant à la polarisation persistante des
esprits. Une première interprétation consiste à voir dans ce regain
d’affrontements la détérioration évidente de l’environnement sécuritaire interne ainsi que la preuve que le régime de Damas n’a pas remporté la guerre. Les réactions toujours aussi vives de ce régime confirmeraient une lutte encore bien réelle pour sa survie, dans un État en large part failli. Autrement dit, le retour d’un calme apparent en Syrie, dans une majorité de gouvernorats à l’exception des espaces demeurant aux mains des insurgés, ne serait qu’un leurre, une stabilité en trompe-l’œil, ne masquant que superficiellement les ravages engendrés par la guerre. L’actualité récente rappelle régulièrement que des centaines de partisans de l’État islamique, dont de nombreuses femmes, continuent de croupir dans le camp de réfugiés d’Al-Hol, le plus grand situé dans le nord-est de la Syrie, en y faisant régner la terreur.
Selon une seconde interprétation, Bachar Al-Assad aurait résolument
gagné la guerre en exploitant à sa faveur ce contexte instable et les
attaques sporadiques ne seraient que des reliquats du conflit avec, ici et
là, des ferments de résistance. De fait, se sachant délégitimé aux yeux
d’une partie de la population, en particulier celle qui réside à l’extérieur
des frontières, et ne cherchant pas spécialement à refonder un contrat
social, Assad a besoin, au niveau stratégique, de ces poches d’instabilité pour justifier sa politique de reconquête. Il agite d’ailleurs encore l’épouvantail
d’un risque terroriste systémique, contre lequel il serait le seul rempart. Cette stratégie a toujours été la sienne, du reste, depuis les premières manifestations de Deraa au printemps 2011, quand ses partisans entonnaient « Assad ou on brûle le pays ! ». Le maintien de la Syrie dans
cet état de violence diffuse fait bien l’affaire du régime car l’instabilité
représente en soi un ressort de premier ordre dans la production et la
réitération d’un discours sécuritaire dont découlent directement ses opérations de répression.
L’approche rétributive privilégiée par Damas à travers de violentes
représailles perpétue à dessein une crise, en permettant au régime de se
présenter comme le « sauveur » de la nation syrienne et par là même
de faire évoluer positivement son image. Cette stratégie a grandement
contribué à sa réhabilitation à l’échelle régionale, voire aux yeux d’une
partie de la communauté internationale. En retour, elle a renforcé la
logique maximaliste des forces loyales à Bachar Al-Assad, à savoir l’objectif
d’une reprise totale de la Syrie. Une telle exploitation du conflit s’est
traduite, ces dernières années, par une réaffirmation des structures prétoriennes et néo-patrimoniales constitutives de l’identité politique syrienne.
Ces structures appuient une résurgence autoritaire qui n’est même plus
dénoncée depuis l’extérieur, ou alors uniquement dans la forme. Dans ce
contexte, le rejet par Assad et ses associés de toute réconciliation nationale
va de pair avec une stratégie d’ouverture et de normalisation de pure
façade.
Rétablissement régional et rétribution interne
Soulevons d’emblée une question : Bachar Al-Assad ne s’est-il pas servi
de la guerre à Gaza pour accentuer ses représailles internes ? La relance
des hostilités entre Israéliens et Palestiniens constitue pour lui une formidable opportunité. Cette guerre dans son voisinage immédiat lui permet en effet de disculper, au sein des frontières de la Syrie, une surenchère militaire qui n’émeut plus l’opinion publique à l’heure où les yeux sont rivés sur les territoires palestiniens. Dans la foulée des attaques du
7 octobre 2023 revendiquées par le Hamas, l’armée syrienne et les troupes
russes présentes dans le pays ont amorcé une opération de grande
ampleur dans la province d’Idlib, au nord-est, qui est l’un des derniers
bastions de l’opposition armée. Cette opération avait pour intention de réduire encore davantage cette opposition mais aussi d’accroître les pressions sur la Turquie, afin qu’elle cesse ses ingérences répétées en Syrie.
Les événements survenus dans la bande de Gaza et en Cisjordanie ont
non seulement facilité la réintégration de Damas dans un concert régional
où toutes les haines se sont redirigées vers un autre théâtre conflictuel,
mais ils ont également permis à Assad de s’auto-figurer sous les traits
d’un « résistant » aux côtés de son principal soutien qu’est l’Iran. Alors
qu’il cristallisait voici quelques années l’animosité d’un nombre considérable
de ses voisins sunnites, le régime alaouite capitalise désormais sur
l’indignation face au chaos à Gaza pour tendre la main à ces États et se
présenter comme un partenaire naturel face à l’État hébreu. L’appui
répété de l’administration Biden à l’offensive Glaives de fer menée par
Israël et la colère que sa posture a suscitée, sur fond de gel des accords
d’Abraham, ont de surcroît entamé la capacité de Washington à diaboliser
le régime syrien et à lui aliéner une partie du monde musulman comme
par le passé. Il faut rappeler qu’Hafez Al-Assad (au pouvoir entre 1971
et 2000) était l’un des dirigeants arabes qui s’étaient le plus violemment
opposés à toute reconnaissance d’Israël, insistant sur l’impératif d’une
vaste union arabe.
Ce retour des vieilles alliances au Moyen-Orient permet à Assad d’exorciser
le statut de paria dans lequel il était cantonné, regagnant ce grand
« club » arabe et profitant de l’extrême brutalité de la conflagration
gazaouie pour occulter ses propres crimes. Ce fut particulièrement clair
lors du sommet conjoint de la Ligue arabe et de l’Organisation de la
coopération islamique à Riyad en novembre 2023, lorsque le dictateur
s’adressa pour la deuxième fois à ses homologues en soutenant qu’aucun
pays arabe ne pouvait normaliser ses relations avec Israël jusqu’à l’obtention
d’un cessez-le-feu total. Bachar Al-Assad se gardait bien entendu de
recenser ses propres assauts contre plusieurs camps de réfugiés palestiniens
en Syrie, comme à Yarmouk, près de Damas, assiégé par les forces
gouvernementales dès les débuts de la guerre. Dès lors, et dans la mesure
où il se considère vainqueur de la guerre et ne craint plus aucune réponse
véritable, le régime syrien peut librement s’adonner à sa vengeance. Celle-ci
revêt divers visages, qui ne sont pas sans faire songer, plus largement, à la situation actuelle au Proche-Orient : destructions, expropriations, suppression d’espaces publics associés à l’opposition… Certains experts vont
jusqu’à parler d’un « urbicide » en de multiples points du territoire
syrien. […]
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