À la suite du sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en libre accès et en avant-première l’article du numéro de printemps 2025 de Politique étrangère (n° 1/2025) que vous avez choisi d'(é)lire : « Trump 2 : les défis de la posture militaire américaine », écrit par Morgan Paglia, chercheur et journaliste.

Pour son dernier passage à la Maison-Blanche, Donald Trump n’a pas caché son intention de revoir dans ses fondements mêmes la posture d’intervention américaine. Il a réitéré ses menaces contre des États qu’il qualifie de « profiteurs », comme la Corée du Sud ou le Japon, et appelé les pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord à consacrer 5 % de leur produit intérieur brut (PIB) aux dépenses militaires, pour assumer une part plus importante du « fardeau » de l’Alliance.
La présence et la répartition des bases opérationnelles avancées américaines sont au cœur du débat : c’est dans ces infrastructures que sont stationnées non seulement les forces américaines, mais aussi les pièces détachées et munitions nécessaires aux opérations de projection de forces menées par les États-Unis. Essentiels d’un point de vue logistique, ces points d’appui constituent également un signal stratégique clé de la garantie de sécurité offerte par Washington à ses alliés.
Les prises de parole de celui qui n’était voici quelques mois que candidat révèlent une intentionnalité en droite ligne de ses convictions passées. À l’image de son premier mandat, le président semble tiraillé entre deux tendances : la tentation, d’inspiration jacksonienne, d’un repli sur le continent américain et la négociation avec les alliés d’un transfert du fardeau (burden shifting). La première voie aurait des effets dévastateurs certains, mais le retour d’une doctrine dont les conséquences furent lourdes entre 2016 et 2020 ne serait guère plus réjouissant dans un monde qui s’est largement durci, sous l’effet de la guerre en Ukraine, de tensions plus fréquentes dans le détroit de Taïwan et d’un conflit israélo-palestinien qui redessine les équilibres géopolitiques du Moyen-Orient.
Vers un bégaiement de l’histoire ?
Au cours des dernières décennies, les États-Unis ont ajusté à plusieurs reprises leur posture stratégique, réduisant d’abord leurs forces prépositionnées à l’étranger après la guerre froide, puis s’adaptant aux engagements pris dans le cadre de la « guerre mondiale contre le terrorisme » et, plus récemment, tentant un « rééquilibrage » vers l’Asie. À l’heure actuelle, 83 500 soldats américains sont stationnés de manière permanente dans des bases au Japon, en Corée du Sud et à Guam, un chiffre significativement supérieur aux près de 55 000 militaires déployés dans la région en 2012. Ces effectifs s’intègrent dans le dispositif du commandement Indo-Pacifique qui englobe au total 375 000 militaires. La bascule d’effort au nom de l’Asia First s’est opérée au détriment du théâtre européen, où les effectifs américains sont passés de 300 000 militaires dans les années 1980 à environ 100 000 aujourd’hui.
Les premières intentions de Donald Trump pointent vers une accentuation de cette bascule d’effort vers l’Asie. Même si, candidat pour 2024, Donald Trump a provoqué la stupeur par ses déclarations sur le sort de Taïwan – accusant l’île d’avoir « volé » l’industrie des semi-conducteurs des États-Unis et suggérant qu’elle hausse ses dépenses de défense à 10 % de son PIB –, peu d’experts se risquent à prédire un abandon de l’île, ou même un désengagement de la région. Plusieurs facteurs l’expliquent, et notamment la composition de l’équipe de Donald Trump, dominée par des « faucons » favorables à une politique d’endiguement de la Chine.
Qu’il s’agisse de Mike Waltz, conseiller à la Sécurité nationale, d’Elbridge Colby, sous-secrétaire à la Défense chargé des questions politiques et promoteur d’un rééquilibrage plus net de la posture américaine contre la Chine, ou du secrétaire d’État Marco Rubio, l’administration Trump comptera plusieurs figures aux origines néoconservatrices (traditionnellement favorables à un rôle international actif des États-Unis), bien que ralliées aux positions isolationnistes du MAGA (Make America Great Again). Par-delà cet apparent consensus, on peut aussi ranimer les souvenirs d’un premier mandat marqué par des ventes d’armes records à Taïwan et un bras de fer commercial avec la Chine : une commission d’enquête sur les pratiques commerciales chinoises avait été lancée dès 2017.
Si le candidat Trump a lui-même reconnu que ses attaques répétées contre les comportements de « profiteur » étaient des « manières de négocier » un meilleur partage du « fardeau » budgétaire, les souvenirs du premier mandat montrent que les menaces ne doivent pas être prises à la légère. Elles préfigurent un changement de logique sous-tendant la logique d’alliance.
Au pouvoir entre 2016 et 2020, Donald Trump a contribué à l’effort d’adaptation stratégique américain en adoptant une diplomatie transactionnelle assumée, aussi erratique que brutale. Il a ainsi menacé la Corée du Sud et le Japon de ne plus les soutenir s’ils n’augmentaient pas leurs dépenses de défense, surtout en faveur d’équipements américains. Exigeant une augmentation de 400 % de la contribution de Séoul, Washington n’avait pas hésité à mettre au chômage technique quelque 4 500 Coréens travaillant sur des bases militaires américaines en 2020, déclenchant une crise d’une ampleur inédite avec la Maison-Bleue. « Les États-Unis se dirigent vers une rupture avec deux alliés importants, la Corée du Sud et le Japon », alertaient à l’époque certains experts. En 2021, la fin de la crise est en grande partie due au changement de leadership à la Maison-Blanche et la question de la capacité du président républicain à désescalader les polémiques créées par lui demeure entière. Démonstration étant faite que Donald Trump n’a pas nécessairement besoin de se retirer officiellement des alliances – processus complexe, même pour un président fort – mais qu’il peut aisément affaiblir la confiance entre les États-Unis et leurs alliés.
Du burden sharing au burden shifting : changement de doctrine ?
Les déclarations de Trump suggèrent que le nouveau pouvoir à Washington sera enclin à exiger des contributions, mais suivant une logique de substitution. Au-delà d’une meilleure prise en charge par les alliés de leur propre défense – soulageant ou complétant les forces américaines basées dans leurs pays respectifs –, la hausse des dépenses militaires est vouée à booster les ventes de matériels américains.
Alors que des responsables otaniens et américains pointaient, peu après le début de la guerre d’Ukraine en 2022, un retour durable de l’Europe comme maillon important de la posture militaire américaine, Donald Trump a clairement rappelé que l’Europe ne pouvait s’attendre à la prolongation d’une contribution qu’il juge « démesurée ». Une logique qui ne manquera pas d’avoir des effets délétères sur le système d’alliances que l’administration sortante s’était efforcée de reconsolider.
Contrairement à la diplomatie transactionnelle de Trump, Joe Biden avait misé sur des mesures de réassurance et sur la coopération multilatérale. En 2022, les États-Unis ont haussé leur contingent à 100 000 personnels en Europe, contre 60 000 avant l’invasion russe. Si leur posture a été depuis légèrement réduite, à 80 000 personnels, l’effort reste significatif. En Asie, sortant de l’ambiguïté propre à ses prédécesseurs, Biden s’est attaché à donner de nouvelles garanties de sécurité à Taïwan et aux alliés de la région, encourageant les pays partenaires à effectuer des patrouilles dans le détroit de Taïwan et signant une loi sur le renforcement de la résilience de Taïwan (2022). Dans le sillage de la Global Posture Review de mars 2021, son administration a conclu un nouvel accord sur le partage des coûts avec la Corée du Sud (Special Measures Agreement), prévoyant une augmentation modérée de la contribution de Séoul mais dans des proportions bien inférieures aux demandes initiales de Trump. Craignant d’être l’objet de nouvelles demandes d’augmentation de sa contribution financière à la présence de 28 500 soldats sur son territoire, Séoul a en effet pris les devants en passant, en octobre 2024, un accord avec Washington pour rehausser de 8,3 % sa participation entre 2026 et 2030 (1,3 milliard de dollars, soit 1,2 milliard d’euros par an). La Corée du Sud espère ainsi éviter les foudres de Donald Trump, qui avait menacé d’un retrait des forces américaines, faute d’une augmentation de cette contribution.
Ces évolutions marquent une transition claire entre la logique de burden sharing, qui repose sur un partage équitable des responsabilités entre alliés, et celle de burden shifting, où les États-Unis cherchent à transférer une part significative du poids financier et opérationnel de leur posture militaire sur leurs partenaires. Durant la campagne présidentielle, Donald Trump et ses conseillers ont évoqué des objectifs ambitieux : des augmentations allant de 100 % à 300 % des contributions, avec par exemple la demande adressée à Taïwan de consacrer 10 % de son PIB à la défense. En Europe, certaines sources estiment qu’il pourrait transiger à 3,5 % du PIB en matière d’effort militaire, tout en liant cette augmentation à des conditions commerciales plus favorables avec les États-Unis.
L’objectif de cette démarche est double : inciter les alliés à mieux prendre en charge leur propre défense et stimuler l’achat de matériels américains. Cette vision, centrée sur une approche transactionnelle des alliances, risque toutefois de fragiliser la confiance entre partenaires. En exerçant une pression financière croissante, Washington pourrait non seulement affaiblir ses relations d’alliance traditionnelles mais également inciter certains pays à diversifier leurs partenariats stratégiques pour réduire leur dépendance vis-à-vis des États-Unis. Ainsi, cette transition d’un partage équitable à une logique de substitution pose une question fondamentale : l’intérêt économique immédiat doit-il l’emporter sur la cohésion et la durabilité du système d’alliances ?
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Lisez en intégralité l’article de Morgan Paglia ici.
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