Benjamin Pajot est chercheur associé au Centre géopolitique des technologies de l’Ifri. Il a écrit l’article « Enjeux numériques : une gouvernance éclatée » dans le n° 2/2025 de Politique étrangère. Il répond ici en exclusivité à 3 questions pour politique-etrangere.com.

1. À l’heure des multiples remises en cause du multilatéralisme, quelles sont les principales conséquences pour les enjeux numériques ?
Les enjeux numériques n’échappent pas aux logiques et rapports de force façonnant l’ensemble de la gouvernance internationale. Ils sont ainsi profondément affectés par les rivalités qui s’expriment sur la scène internationale, notamment entre la Chine et les États-Unis, mais plus largement entre les démocraties occidentales et les régimes autoritaires, voire au sein même de ces blocs. La gouvernance du numérique demeure de ce fait très parcellaire car intrinsèquement limitée par la volonté des États de coopérer. Or, dans un contexte de tensions internationales majeures et de retour de la compétition entre puissances, cette volonté est toute relative, pour ne pas dire absente. La remise en cause du multilatéralisme, l’affaiblissement de l’Organisation des Nations unies (ONU) et de ses agences ne peuvent que contribuer au ralentissement voire au détricotage des efforts de gouvernance en cours. Ainsi de la régulation de l’Intelligence artificielle (IA), dont on est bien en peine de tracer des contours à l’échelle internationale, en dépit d’un volontarisme européen.
Dans un autre registre, la décision par Washington de renoncer à la taxe mondiale sur les multinationales – qui visait directement les géants du numérique échappant partout à leur devoir de contribution – illustre aussi cette dynamique. Reste que ces enjeux sont aussi discutés et gouvernés pour partie par le bas dans des cénacles multi-acteurs réunissant entreprises, organisations non gouvernementales (ONG), experts techniques et académiques (tels l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers [ICANN], l’Internet Engineering Task Force [IETF] ou l’Institute of Electrical and Electronics Engineers [IEEE]), dont les approches par consensus permettent parfois de contourner certains blocages propres aux relations interétatiques. La normalisation technique des technologies numériques continue ainsi à évoluer malgré un contexte très défavorable, mais il faut reconnaître qu’elle fait l’objet d’une instrumentalisation croissante par les États.
2. Dans le cadre de la compétition stratégique mondiale actuelle, notamment la rivalité sino-américaine, quel rôle l’Europe peut-elle réussir à jouer dans cette gouvernance numérique ?
L’Europe doit continuer de jouer un rôle de premier plan et d’assumer par ce biais son poids historique. Dans la mesure où elle a été à la fois le berceau de standards et de protocoles ouverts d’importance majeure pour l’avènement de l’ère numérique (TCP-IP, Web, Global System for Mobile Communication [GSM], Bluetooth), et une pionnière de la régulation dans le champ législatif, l’Europe doit pouvoir continuer à se positionner face aux modèles américain et chinois qui sont assez éloignés de ses conceptions et valeurs. Cela passe par la promotion de sa puissance normative, le financement d’infrastructures publiques au bénéfice de ses partenaires émergents, mais aussi par le développement d’une véritable politique industrielle numérique communautaire, à mettre au service d’une vision stratégique jusqu’ici déficiente. La Commission européenne a beau rappeler ses velléités géopolitiques, force est de constater que l’Europe est loin d’avancer en ordre de bataille sur ce pilier industriel, demeurant travaillée en interne par des logiques nationalistes. Une telle vision doit s’articuler sur des objectifs très concrets : la préservation de l’intérêt général et de l’environnement depuis la conception jusqu’à l’usage des technologies, la défense des valeurs démocratiques face aux agressions externes comme internes dans les champs numérique et cyber, la promotion des technologies ouvertes et des communs numériques comme leviers d’une souveraineté collective. Une fois ces éléments posés, l’Europe pourra être en capacité de proposer un modèle plus cohérent, donc d’en assurer la promotion plus efficacement, et de peser ainsi davantage sur la gouvernance internationale du numérique.
3. Parmi les innovations institutionnelles que vous envisagez dans la conclusion de votre article, vous mentionnez un « Bretton Woods numérique » ? Que pourrait-il être ?
L’expression n’est pas de moi, mais des chercheurs Rohinton P. Medhora et Taylor Owen, qui se sont interrogés sur la nécessité d’innover sur le plan institutionnel pour parvenir à un cadre de gouvernance adapté aux défis du XXIe siècle, au regard de l’inefficacité croissante des institutions héritées de Bretton Woods. Il s’agit donc d’imaginer la création de nouvelles instances pour traiter d’enjeux systémiques dont la gouvernance est aujourd’hui éclatée, et j’ai pour ma part essayé de recenser derrière cette expression les propositions avancées par divers acteurs. La régulation de l’Intelligence artificielle ou des flux de données pourrait ainsi être centralisée dans des organisations mondiales dédiées. On peut également songer à la création d’un tribunal international de règlement des différends dans le domaine cyber, ou d’un conseil de stabilité numérique (sur le modèle du Conseil de stabilité financière). D’autres travaux avancent l’utilité potentielle d’un « GIEC du numérique et des nouvelles technologies » destiné à en évaluer les impacts socio-environnementaux. Il me semble également que la création d’un fonds mondial pour l’inclusivité et le développement des infrastructures numériques offrirait l’opportunité d’harmoniser les efforts déployés en silo (via la stratégie Global Gateway européenne, les Routes de la soie numériques chinoises, le Digital Invest Program américain ou encore le Trade and Technology Council américano-européen). Bien entendu, tout ceci suppose que les États jouent un rôle moteur dans le processus, ce qui, on l’a vu, est loin d’aller de soi dans le contexte actuel. Pour autant, cela n’empêche pas de faire avancer la réflexion et de se montrer force de proposition dans l’attente de jours meilleurs.
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Lisez l’article de Benjamin Pajot, « Enjeux numériques : une gouvernance éclatée ».
Retrouvez le sommaire du numéro 2/2025 ici.
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