Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2012). Maxime Lefebvre, directeur des relations internationales à l’École nationale d’administration (ENA) et professeur en questions internationales à Sciences Po Paris, propose une analyse de l’ouvrage de Christopher J. Bickerton, European Union Foreign Policy: From Effectiveness to Functionality (Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011, 192 pages).

Le point de départ de l’auteur est qu’il ne faut pas regarder cette politique en fonction de sa performance (effectiveness) mais en se demandant à quoi elle sert (functionality), ce qui ramène à des considérations internes sur la construction européenne. Ce point de départ est on ne peut plus pertinent. Dès le lancement d’une « coopération politique européenne » au niveau de la politique étrangère, l’enjeu était bien d’affirmer une « identité européenne » par rapport au monde extérieur (sommet de Copenhague, 1973). Et Lucien Febvre ne disait-il pas en 1945 : « L’Europe, s’il faut la faire, c’est en fonction de la planète » ?
Christopher Bickerton voit cette politique étrangère européenne comme un moyen pour les grands pays européens de tourner la page de la politique de puissance, comme le produit aléatoire de bagarres interinstitutionnelles, comme une (vaine) tentative de produire une identité et une puissance européennes dans un ordre politique fragmenté, enfin comme un moyen tout aussi infructueux de refonder la légitimité démocratique du projet européen.
La vision de C. Bickerton est pessimiste et négative et ne reconnaît à cette politique qu’une nature « épiphénoménale » (Giandomenico Majone) et à la puissance européenne qu’un intérêt « introspectif ». Il se range ainsi à côté des diagnostics lucides et désabusés d’autres grands acteurs européens, par exemple Jean-Louis Bourlanges : « Ce n’est pas l’Europe qui a fait la paix, c’est la paix qui a fait l’Europe. »
Cette vision est critiquable. La stratégie européenne de sécurité de 2003 est décrite comme un exercice destiné à refermer les plaies de la querelle sur l’Irak : or cette stratégie n’est-elle pas la première énonciation par l’Union européenne (UE) des menaces qui la concernent ? Et le caractère imprécis du document doctrinal n’est-il pas commun à tous les documents de cette nature ? L’Allemagne n’a-t-elle soutenu la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) que pour échapper à ses responsabilités nouvelles après la fin de la guerre froide et la réunification (et que dire du rapport à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN], que l’auteur mentionne à peine) ? La France ne soutient-elle la PSDC que pour mieux faire son deuil de la tradition gaulliste ? Quid des ambitions qu’elle porte pour une « Europe puissance » ? Ne faut-il voir la médiation de la présidence française de l’UE dans la guerre russo-géorgienne de 2008 que comme un moyen de surmonter les divisions au sein de l’UE ? La démonstration ne fait jamais l’effort d’entrer dans la définition positive d’un intérêt européen produit par la diversité des intérêts nationaux (par exemple pour la politique européenne de voisinage ou la stabilisation des Balkans).
De même, l’auteur dénie toute cohérence, toute ambition, toute efficacité au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), sans rappeler que cette dernière est encore très jeune (plus de 20 opérations lancées depuis 2003 seulement, naissance du SEAE en 2010), et que tâtonnements et affrontement des intérêts font partie d’un work in progress. Les pages les plus intéressantes sont consacrées à la puissance normative et à l’affirmation d’une identité européenne. Comme le montre l’auteur en mobilisant les plus éminents penseurs de l’intégration, l’UE porte par ce concept de « puissance normative » une vision cosmopolite de l’ordre mondial, qui transparaît dans ses propres références fondatrices (le droit international, les Droits de l’homme, le multilatéralisme). C. Bickerton relève à juste titre l’écart qui peut exister entre les prétentions éthiques et le recours aux outils de puissance : contradiction à laquelle n’échappent pas les Occidentaux en général dans leurs « interventions humanitaires ». Mais la définition des normes et des « préférences sociales » de l’UE, selon l’auteur, ne peut s’ancrer que dans les États membres ; et les références cosmopolites et postmodernes (comme la culpabilité à l’égard des pays colonisés mise en avant par Kalypso Nicolaïdis) ne sauraient selon lui s’y substituer.
Tout n’est pas à rejeter dans la critique du cosmopolitisme. Mais en déniant tout fondement à une Europe politique et en constatant que la politique étrangère européenne ne se prête guère à une refondation de la légitimité démocratique de l’UE (terrain privilégié des exécutifs nationaux), il ne fait que boucler la boucle, sans voir que le système institutionnel européen autorise aussi des formes de vie politique à l’échelle européenne (au Parlement), ainsi que des formes de participation démocratique. L’UE serait « dans un no man’s land politique », dit C. Bickerton, rejoignant l’affirmation péremptoire de Gordon Brown : « Entre le monde et les États, il n’y a rien. »
Cet ouvrage documenté et sérieux offre néanmoins des clés utiles pour essayer de repenser le projet d’une Europe politique pouvant transcender la neutralisation des marchandages intergouvernementaux par l’affirmation d’un fonds commun d’intérêts, de préférences et de valeurs.

Maxime Lefebvre

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