Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Rachid Chaker propose une analyse de l’ouvrage de Laurence Louër, Sunnites et chiites. Histoire politique d’une discorde (Seuil, 2017, 252 pages).

Qu’est-ce que le chiisme ? Qu’est-ce que le sunnisme ? Chiites et sunnites ont-ils toujours été en guerre ? Assiste-t-on aujourd’hui à une nouvelle guerre de religions au Moyen-Orient ? Qui sont les Frères musulmans et que veulent-ils ? Alors que les réponses les plus simplistes à ces questions circulent fréquemment, l’ouvrage de Laurence Louër tombe à point nommé pour quiconque désire une compréhension approfondie et exhaustive des rapports entre les deux courants majeurs de l’islam.

Abordant leur naissance sur le plan à la fois théologique et politique, l’auteur analyse les divergences mais également les similitudes ­rencontrées par ces deux courants religieux dans leur développement au cours des siècles. Au-delà des préjugés les plus réducteurs, on y découvre que le chiisme s’est surtout avéré révolutionnaire lorsqu’il fut marginalisé et éloigné des sphères du pouvoir, puis s’est trouvé plus consensuel et moins radical lorsqu’il a pleinement été intégré aux sociétés musulmanes. Le sunnisme a également connu une trajectoire similaire, les oulémas adoptant l’obligation de suivre le gouverneur dès lors que celui-ci leur accorda statut et droit d’ingérence dans les affaires sociétales.

L’auteur analyse également les rivalités turco-persanes et explique le choix par les Safavides du chiisme comme religion officielle, et aborde avec précision l’émergence progressive, notamment avec la fin de l’Empire ottoman, d’un mouvement de renaissance islamique visant à rassembler les musulmans, par-delà les clivages confessionnels, dans une communauté de croyants pour faire face au colonialisme occidental. Y est ainsi abordée la naissance des Frères musulmans, fondés en Égypte par Hassan Al-Banna, qui parviendront via leur mainmise sur l’université Al-Azhar à influencer bon nombre de penseurs islamiques à travers le monde, au-delà des sunnites eux-mêmes, tandis que Sayyid Abul Ala Maududi fonda un mouvement quelque peu similaire en Asie. Dès lors, certains thèmes pourront fédérer les musulmans dans leur ensemble, à commencer par la cause palestinienne.

Un focus est notamment fait sur l’Arabie Saoudite, maison mère du wahhabisme, et sur la stratégie du royaume et son instrumentalisation du fait religieux pour contrer l’influence d’abord nassérienne puis khomeyniste, hostile à la monarchie en place. L’Iran est également abordé, et son soutien à des organisations telles que le Hezbollah est relié à la stratégie d’influence de la nouvelle République islamique, dans un contexte de marginalisation sur la scène internationale.

Enfin, l’ouvrage se termine par une analyse pays par pays des différents foyers de tension actuels entre chiites et sunnites, du Moyen-Orient au sous-continent indien, mettant en lumière, au-delà des divergences théologiques, les rivalités politiques qui sont à l’origine de ces crispations. On y voit notamment que, derrière l’apparente opposition confessionnelle, se cache une lutte d’influence politique entre deux poids lourds régionaux, l’Arabie Saoudite et l’Iran, chacun accusant sa minorité confessionnelle d’allégeance politique au rival, au-delà de toute idéologie religieuse.

Voici un ouvrage complet, qui intègre les dimensions théologiques, politiques et historiques, et donc indispensable à quiconque désire comprendre à la fois la complexité des sociétés du Moyen-Orient et les enjeux politiques régionaux.

Rachid Chaker

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