Cette recension d’ouvrages est issue de Politique étrangère (4/2015). Yves Gounin propose une analyse de l’ouvrage de Sébastien Abis, Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale (Paris, Armand Colin/IRIS, 2015, 192 pages).
Moins médiatisé que le pétrole, le blé est lui aussi un produit stratégique. Cultivé depuis l’Antiquité, il est aujourd’hui consommé partout dans le monde. Cette consommation a crû exponentiellement depuis un siècle. Même les civilisations du riz consomment désormais du blé. La Chine en est même le premier producteur mondial ; mais les 115 Mt qu’elle produit chaque année ne suffisent plus à nourrir une population de plus en plus riche et de plus en plus urbanisée.
L’offre a réussi à s’adapter à la demande : la production du blé a été multipliée par sept en un siècle grâce à la « révolution verte », passant de 100 à 700 Mt/an. Les marges de progression semblent cependant désormais réduites : les tensions foncières compromettent l’augmentation des superficies emblavées, et les limites du progrès technique interdisent d’espérer une hausse continue des rendements. À l’horizon 2100, une population mondiale de 11 milliards d’habitants ne trouvera peut-être pas chaque année le milliard de tonnes de blé nécessaire à son alimentation.
La répartition géographique des producteurs et des consommateurs de blé soulève des questions tout aussi stratégiques. Sa culture est en effet très localisée dans des pays qui bénéficient d’avantages pédologiques, hydrauliques et climatiques. La France compte parmi ces pays-là. Elle est le 5e producteur au monde et le 3e exportateur (derrière les États-Unis et le Canada, ex aequo avec l’Australie). Les pays riverains de la mer Noire (Russie, Ukraine, Kazakhstan) ont fait un retour marqué sur cette scène internationale depuis la chute du mur. Ce heartland céréalier pourrait peser lourd dans les échanges internationaux ; mais le conflit entre Russie et Ukraine depuis 2014 obère la constitution d’un pool céréalier autour de la mer Noire.
D’autres pays, en revanche, sont des importateurs structurels. C’est le cas des pays du Maghreb qui concentrent le tiers des achats mondiaux de blé : la production y est faible (alors même que l’Algérie fut jadis le grenier à blé de la France métropolitaine), et la demande élevée (la consommation per capita y est trois fois supérieure à la moyenne mondiale et deux fois à la moyenne européenne). La question du pain y est hautement sensible. Toute tension sur le marché pouvant entraîner une rupture d’approvisionnement ou une flambée des prix y a des conséquences politiques explosives. Les émeutes de la faim du printemps 2008 le rappellent.
Le commerce international est donc nécessaire pour rapprocher l’offre et la demande. Il y est d’autant plus fait recours que le blé se transporte aisément. Entre 20 et 25 % de la production mondiale de blé s’exporte – les chiffres correspondant sont 10 % pour le riz et 5 % pour les fruits et légumes. Ce commerce est, pour l’essentiel, organisé par quelques sociétés de négoce. Archer Daniel Midland, Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus, réunis sous l’acronyme « ABCD », sont des compagnies familiales qui fuient la publicité. Ces sociétés privées doivent composer avec des offices publics qui, dans certains pays à économie centralisée, conservent le monopole du commerce du blé, et avec des nouveaux acteurs dans les pays émergents.
Le commerce des matières premières façonne la planète. Les ouvrages consacrés à celui du pétrole abondent. On parle moins souvent de celui des céréales et du blé. Sébastien Abis répare heureusement cet oubli.
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