La rédaction a le plaisir de vous offrir un second article du numéro d’été 2016 de Politique étrangère : « L’Europe centrale à l’épreuve de l’autoritarisme », par Georges Mink.

Couv_platI_BATPersonne ne se souvient de la phrase prophétique de Bronislaw Geremek en 1990 : « La voie de la liberté est ouverte, celle de la démocratie reste incertaine. » À l’époque, on pardonnait le pessimisme chronique du professeur éprouvé par l’expérience traumatique de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui dominait alors était l’idée que la marche vers la démocratie était aussi sûre que naturelle. Tout comme l’insertion dans les institutions garantissant la paix et la prospérité en Europe : l’OTAN et la CEE.

Les transitologues s’appliquaient à mesurer la consolidation – Adam Przeworski définissait le régime démocratique « consolidé » par la répétition des alternances entre élites et partis opposés. La démocratie consolidée s’imposait quand elle était « the only game in town ». Les élites de consolidation devaient routiniser, pour que ses mécanismes deviennent des réflexes inconditionnels pour résoudre les conflits publics. Le 1er mai 2004 a clos symboliquement cette longue marche. Voix et mouvements europhobes et/ou antidémocratiques ne se sont certes pas éteints puisque les embryons de l’extrême droite ou droite anti-européenne ont persisté dans toute l’Europe centrale ; certains, après des succès électoraux, participant à des coalitions au pouvoir comme le parti national slovaque (SNS) de Jan Slota en Slovaquie ou la Ligue des Familles polonaises de Roman Giertych.

Les pays de Visegrad semblaient pourtant tracer leur chemin, certains même avec des succès forçant l’admiration à Bruxelles. Ce fut le cas de la Pologne, qui a traversé la crise de 2008-2009 sans récession, quasi seule en Europe. Avec une présidence de l’UE réussie, une politique étrangère proactive, elle passait en première ligue des pays européens. Ces succès ont été par deux fois couronnés par l’UE : la première fois quand Jerzy Buzek fut élu président du Parlement européen, puis avec la désignation de Donald Tusk au poste le plus prestigieux depuis le traité de Lisbonne, celui de président du Conseil européen.

Le virage autoritaire de la Hongrie en 2010 est apparu comme une première faille, estimée alors accidentelle et gérable par pressions, condamnations ou suspensions en droit européen. Elle s’est confirmée par la victoire du parti Fidesz en 2014. On s’interroge sur le populisme est-européen depuis le début de la transition vers la démocratie, mais c’est avec la Hongrie de Viktor Orban que le concept de régime démocratique illibéral s’impose. Le concept de populisme fait une carrière exceptionnelle, académique et journalistique. On lui reproche cependant sa polysémie : il désigne des phénomènes très différents. Le concept de régime démocratique illibéral n’a pas tout de suite été appliqué aux pays postcommunistes qui paraissaient échapper aux ambiguïtés d’une Russie ou d’une Turquie. Certains de ces pays ont basculé dans cette catégorie en faisant élire démocratiquement des leaders autoritaires dont la gouvernance tend au monopole du pouvoir par la neutralisation de certaines institutions (notamment les tribunaux constitutionnels). Tous les instruments de la gouvernance sont ainsi concentrés par ces leaders « illibéraux » pour la réalisation de leurs projets et leur garantir la durée. La soumission des médias publics, l’imposition d’une seule et unique narration historique réinterprétant le passé au bénéfice des nouveaux gouvernants, le bouleversement des priorités en matière de politique étrangère, le remodelage de la loi électorale mais aussi la refonte de la Constitution, surtout lorsque les gouvernants disposent d’une majorité constitutionnelle, voilà la panoplie des politiques « illibérales ». Tout ceci au nom de l’axiome mettant au-dessus du contrôle constitutionnel la volonté dite du « Souverain ».

Les inclinaisons pro-russes et la réanimation du Quadrilatère de Visegrad

Le Triangle de Visegrad (Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie) naît le 15 février 1991 et devient quadrilatère en janvier 1993 (V4). Longtemps, ses leaders ont évité toute institutionnalisation, se contentant à partir de 1994 d’un Accord de libre-échange centre-européen (CEFTA), pour créer finalement une structure légère de coordination politique et un Fonds International (en 2000). Le rôle du V4 a été important pour l’adhésion à l’UE et à l’OTAN, mais sa raison d’être est toujours mise à l’épreuve des intérêts contradictoires de ses membres. En 2002, Viktor Orban attaque la Slovaquie et la République tchèque pour la non-annulation des décrets Bénès, en vertu desquels les Hongrois ont été expulsés de la Slovaquie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale…

Le 1er mai 2004, le V4 fête l’entrée dans l’UE. La raison centrale de la coopération – l’adhésion – disparaît ; ses activités se limitent alors à des concertations ministérielles avant les réunions à Bruxelles, à des activités académiques et culturelles. Le 20e anniversaire en 2011 ne revêt aucun éclat particulier.

La crise migratoire actuelle crée un réflexe de peur, alimenté par les propos dramatiques de leaders politiques en campagne, et provoque la convergence des pays du Quadrilatère de Visegrad dans le rejet d’une politique communautaire de solidarité. Et pourtant, cette unité ne va pas de soi. Un mois à peine après l’annexion de la Crimée par Moscou, Milos Zeman, président de la République tchèque, déclare que la péninsule ne reviendra jamais à l’Ukraine. Six mois plus tard, avec sa désinvolture coutumière, il compare la guerre à l’est de l’Ukraine, et le tir des séparatistes sur un avion civil transportant 298 passagers, à une simple poussée de fièvre. M. Zeman s’est distingué par une présence ostentatoire à Moscou, en mai 2015, aux cérémonies de commémoration du 70e anniversaire de la victoire sur les Nazis, malgré les sanctions décrétées par l’UE. Il a aussi participé à la réunion des « amis de la Russie » à Rhodes, organisée par Vladimir Jakounine, proche collaborateur de V. Poutine, placé sur la liste noire de l’UE et des États-Unis. C’est là que le président tchèque a parlé d’une Ukraine en déclin, et s’est prononcé contre les sanctions. De même, Viktor Orban a provoqué à Varsovie, lors de sa visite officielle en février 2015, un incident diplomatique sur le conflit russo-ukrainien, la Hongrie plaidant aussi pour la fin des sanctions imposées par l’UE. Il n’est pas sûr que la Pologne de 2016, gouvernée par un Parti Droit et Justice (PiS) fasciné par la Hongrie, soit rassurée par la politique étrangère de Viktor Orban vis-à-vis de la Russie, de la Chine ou de la Turquie. On rappellera que ce dernier a profité de l’instabilité ukrainienne pour revendiquer l’autonomie pour la minorité hongroise d’Ukraine subcarpathique.

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