Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n°4/2016). Sébastien Abis propose une analyse de l’ouvrage de Vandana Shiva, Who Really Feeds the World?  (Zed Books, 2016, 176  pages).

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Si la perspective de 10 milliards d’habitants dans le monde se précise pour l’horizon 2050, il semble difficile de contourner la nécessaire augmentation de la production agricole, estimée à 60 % du niveau actuel par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Est-il préférable d’améliorer les rendements sur les terres agricoles déjà cultivées et présentant de bonnes conditions pédoclimatiques, à l’instar de l’Europe, ou convient-il d’étendre les espaces dédiés à l’agriculture dans le monde, en exploitant les terres arables qui restent disponibles et se situent majoritairement en Amérique latine et en Afrique subsaharienne ?

Un autre enjeu évident tient à l’inégale répartition des richesses sur la planète, tant d’un point de vue économique qu’agronomique. Le monde présente un potentiel agricole solide, capable de subvenir aux besoins alimentaires, dans une vision idéale systémique où chacun se contenterait des produits locaux de proximité (tant en quantité qu’en qualité) et dans laquelle les relations internationales ne se fonderaient pas prioritairement sur des jeux d’intérêts. La réalité est tout autre. Depuis des millénaires, le commerce joue un rôle fondamental pour rapprocher l’offre des besoins, précisément parce que les dotations géographiques sur le globe sont très hétérogènes. En outre, bien qu’il soit possible de réduire les pertes et les gaspillages tout au long de la chaîne alimentaire, il apparaît que l’augmentation des rendements en agriculture représente un levier important pour renforcer l’état de la sécurité alimentaire mondiale.

À ce propos, le livre de Vandana Shiva, militante écologiste de renom, pose des questions légitimes. Elle interroge les modes de production intensive pour promouvoir l’agro-écologie ; remet en cause le poids colossal de firmes multinationales qui, de l’agro-chimesterie à la distribution en passant par le négoce, n’auraient que le profit pour ambition ; rappelle que 70 % de la production alimentaire mondiale vient de petits producteurs et d’exploitations familiales essentielles pour nourrir les populations locales ; et insiste sur la préservation des savoir-faire traditionnels et des connaissances adaptées à chaque terroir, pour critiquer les solutions technologiques, le recours aux intrants et les effets de la globalisation alimentaire.

Dans un monde qui souffre encore de la faim, avec près d’un habitant sur huit toujours concerné par une insécurité alimentaire prononcée au quotidien, les arguments présentés par Vandana Shiva ne manquent pas de robustesse. Toutefois, ils paraissent trop souvent déconnectés d’une géopolitique mondiale où les stratégies de puissance dominent le paysage, et où les inégalités agricoles se creusent entre des régions qui peuvent produire plus et celles où les possibilités sont limitées par les contraintes climatiques et par les instabilités sociopolitiques (en Afrique notamment). Auteur de plusieurs livres dénonçant les OGM et défendant l’agriculture biologique, Vandana Shiva insiste sur les relations parfois contrariées entre science et progrès, et contribue à faire avancer le scénario d’une agriculture mondiale capable de produire mieux. Si elle émet de sérieux doutes sur la nécessité de produire plus, nous devons aussi nous demander quelles seraient les conséquences géostratégiques d’une production stable alors que la démographie continue à croître, ou, plus risqué encore, d’une orientation radicale prônant la décroissance de la production agricole.

Sébastien Abis

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