Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Marc-Antoine Pérouse de Montclos propose une analyse de l’ouvrage de Alexander Thurston , Boko Haram: the History of an African Jihadist Movement (Princeton University Press, 2017, 352 pages).

Voici enfin une histoire de Boko Haram qui permet de comprendre en finesse une des insurrections djihadistes les plus énigmatiques d’Afrique. L’approche chronologique, en particulier, s’avère fort utile pour décrypter la complexité d’un mouvement qui, à partir de 2003, a connu plusieurs phases de profondes transformations, de la secte jusqu’au groupe terroriste, avec une faction affiliée à l’organisation État islamique depuis 2015. Arabophone, l’auteur a prêté beaucoup d’attention aux vidéos de propagande des insurgés, et il argue que l’on ne peut analyser Boko Haram en faisant abstraction de sa dimension religieuse, quoi qu’il en soit par ailleurs des facteurs politiques, sociaux et économiques pouvant, aussi, expliquer sa résilience face à une coalition antiterroriste qui réunit les quatre pays du pourtour du lac Tchad.

Une telle lecture permet de déconstruire les poncifs habituels à ce propos, ­notamment les représentations qui opposent un islam soufi, africain et tolérant face et un islam arabe, salafiste, « radical » et séditieux. Contrairement à la vision qu’en ont certains spécialistes du terrorisme, Thurston montre ainsi que Boko Haram n’est pas une importation saoudienne. Au contraire, le mouvement s’est développé en rupture avec les groupes wahhabites du Nigeria. Au début des années 2000, son fondateur Mohammed Youssouf a d’abord réussi à s’imposer comme le prêcheur le plus virulent de la région, en profitant de l’absence des principaux prédicateurs salafistes de la ville de Maiduguri, partis en Arabie Saoudite poursuivre leur cursus religieux à l’université islamique de Médine. Les relations entre les deux mouvances se sont ensuite dégradées très vite. À mesure que les groupes salafistes dénonçaient la déviance doctrinale de Mohammed Youssouf, celui-ci s’est radicalisé et a musclé son discours contre l’État nigérian. En 2009, il devait finalement appeler au djihad pour venger des membres de la secte abattus sans sommation par la police. L’exécution extrajudiciaire de Mohammed Youssouf précipita alors Boko Haram dans une autre dimension, celle de la clandestinité, du terrorisme et, bientôt, du massacre et de la guerre civile dans les régions riveraines du lac Tchad.

Pour autant, le mouvement a continué à revendiquer des positions religieuses. Rejeté en 2016 par l’organisation État islamique, le successeur de Mohammed Youssouf, Aboubakar Shekau, a par exemple accusé la faction de son rival d’avoir basculé dans le murjisme (murji’ah). Cette école théologique, qui date du Moyen Âge, considérait que seul Dieu pouvait juger des péchés des croyants. Elle est aujourd’hui déclarée impie, car elle va à l’encontre de la position des clercs qui attribuent aux imams et aux juges de la charia le soin de prononcer des anathèmes et, pour les salafistes les plus radicaux, d’excommunier (takfir) les déviants. Le débat n’est pas clos, mais il revêt toute son importance quand on sait que Boko Haram tue essentiellement des musulmans et non des chrétiens, minoritaires dans la région. À sa manière, le livre de Thurston nous renvoie ainsi à la question fondamentale des relations entre la religion et des États défaillants qui n’ont pas réussi à gérer leur héritage islamique et les demandes de justice sociale à travers la charia.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos

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