Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en cette rentrée l’article du numéro d’automne 2018 – disponible lundi 10 septembre – que vous avez choisi d'(é)lire : « Géopolitique de l’Intelligence artificielle : le retour des empires ? », écrit par Nicolas Miailhe, président de The Future Society, un think-and-do tank incubé à la Harvard Kennedy School of Government et spécialisé dans la gouvernance des technologies émergentes.

« Celui qui deviendra leader en ce domaine sera le maître du monde » déclarait Vladimir Poutine à propos de l’Intelligence artificielle (IA) en septembre 2017 devant un parterre d’écoliers russes et de journalistes. Trois jours plus tard, Elon Musk, fondateur de SpaceX et Tesla, renchérissait : « La lutte entre nations pour la supériorité en matière d’IA causera probablement la troisième guerre mondiale. »

Les progrès très rapides de l’IA en font un outil puissant sur les plans économique, politique et militaire. Imbriquée dans la révolution numérique, l’IA contribuera à déterminer l’ordre international des décennies à venir, accentuant et accélérant les dynamiques d’un cycle ancien où technologie et pouvoir se renforcent mutuellement. Elle transformera certains axiomes de la géopolitique au travers de nouvelles relations entre territoires, dimensions spatio-temporelles et immatérialité.

Les empires digitaux américain et chinois domineront probablement la géopolitique internationale dans les années à venir. Si l’Europe veut reconstruire sa souveraineté numérique, elle devra redoubler d’efforts et d’investissements. Autrement, elle devra se contenter d’alliances stratégiques synonymes de « cyber-vassalisation ». L’Afrique, quant à elle, s’annonce déjà comme un grand terrain d’affrontement, clairement menacé de « cyber-colonisation ».

Qu’est-ce que l’Intelligence artificielle ?

L’IA n’a pas de définition universellement admise. Bien qu’elle soit fermement ancrée dans le domaine informatique et qu’elle ait été consubstantielle à son essor depuis les années 1940, elle renvoie aujourd’hui à un large éventail de disciplines, de technologies et de méthodes. Co-auteur du manuel de référence Intelligence artificielle : une approche moderne, Stuart Russell, professeur à Berkeley, définit l’IA comme « l’étude des méthodes permettant aux ordinateurs de se comporter intelligemment ». Pour lui, l’IA englobe des tâches telles que l’apprentissage, le raisonnement, la planification, la perception, la compréhension du langage et la robotique.

L’IA est donc un terme plus générique qu’il n’y paraît : en fait un imaginaire collectif sur lequel nous projetons nos espoirs et nos peurs. Les technologies de l’IA comprennent, entre autres, le machine learning, la vision par ordinateur, la robotique intelligente, la biométrie, l’intelligence d’essaimage, les agents virtuels, la génération de langage naturel, et la technologie sémantique. Ces technologies ne sont bien sûr pas exclusives les unes des autres.

L’IA et le retour des empires

Peut-on d’ores et déjà analyser la montée en puissance de ce que l’on pourrait appeler les « empires numériques » ? Ces derniers sont le fruit d’une association entre des multinationales, plus ou moins soutenues ou contrôlées par des États qui ont financé le développement des bases technoscientifiques sur lesquelles ces entreprises ont pu innover et prospérer.

Historiquement, les empires ont été caractérisés par trois traits principaux : 1) un pouvoir exercé sur un large territoire ; 2) une inégalité relative entre le pouvoir central et les « régions » administrées, souvent associée à une volonté d’expansion ; 3) la mise en œuvre d’un projet politique à travers différentes formes d’influence (économique, institutionnelle et idéologique).

Contrairement à l’idée commune selon laquelle la révolution numérique enclenche nécessairement une décentralisation économique, il est en réalité possible que l’IA provoque, ou renforce, un mouvement global de centralisation du pouvoir dans les mains d’une poignée d’acteurs. Ces empires numériques bénéficieraient d’économies d’échelle, et d’une accélération de leur concentration de puissance dans les domaines économique, militaire et politique grâce à l’IA. Ils deviendraient des pôles majeurs régissant l’ensemble des affaires internationales, avec un retour à une « logique de blocs ». Les frontières de ces nouveaux empires numériques publics-privés se déploieraient à une échelle continentale, avec notamment des empires américain et chinois, et des stratégies de non-alignement qui seraient le fait d’autres acteurs, comme l’Europe.

La convergence entre big data, puissance de calcul et machine learning

L’IA est propulsée par la convergence et la maturité industrielle de trois grandes tendances techno-scientifiques : le big data (capacité de traitement d’énormes quantités de données, produites entre autres par l’internet des objets et des personnes), le machine learning (capacité d’apprentissage automatique des ordinateurs), et l’informatique de très haute puissance dans le cloud. Bien que l’IA soit un domaine d’étude depuis plus d’un demi-siècle, l’accélération de l’augmentation de la puissance de calcul, et la disponibilité récente de stocks et de flux massifs de données numériques, ont rendu possible le déploiement de solutions très performantes à base de machine learning.

Il serait tentant de penser que l’IA est neutre mais elle ne se situe pas dans un vide dénué d’humains. Le big data, la puissance de calcul et le machine learning forment en fait un système socio-technique complexe, où les humains ont et continueront à jouer un rôle central. Il ne s’agit donc pas vraiment d’intelligence « artificielle » mais plutôt d’intelligence « collective » impliquant des communautés d’acteurs de plus en plus massives, interdépendantes et ouvertes – avec leurs propres dynamiques de pouvoir.

Des équipes d’ingénieurs construisent de grands ensembles de données (produites par tout un chacun : consommateurs, vendeurs, travailleurs, usagers, citoyens, etc.), conçoivent, testent et paramètrent des algorithmes, interprètent les résultats et déterminent comment ils sont mis en œuvre dans nos sociétés. Équipés de téléphones et d’objets connectés toujours plus « intelligents », des milliards de personnes utilisent quotidiennement l’IA et participent donc à l’entraînement, et au développement, des capacités cognitives de celle-ci.

Le triptyque plate-forme, data, média

Des business models spécifiques et matures sur le plan industriel sous-tendent la convergence entre big data, puissance de calcul et machine learning. La spécificité des géants du secteur – qu’ils soient américains (GAFAMI) ou chinois (BHATX) – tient plus à leur modèle économique novateur, où le client (et non le produit) tient une place centrale, qu’aux solutions technologiques proposées.

Les plates-formes utilisent les données des utilisateurs comme matière première

Pour la plupart de ces entreprises, le produit est gratuit ou peu cher (par exemple l’utilisation d’un moteur de recherche ou d’un réseau social). Comme dans l’économie des médias, l’essentiel pour ces plates-formes est de concevoir des solutions qui mobilisent le « temps de cerveau disponible » des utilisateurs, en optimisant leur expérience, afin de transformer l’attention en engagement, et l’engagement en revenus directs ou indirects. En plus de se concentrer sur l’attention des utilisateurs, les grandes plates-formes utilisent les données de ces derniers comme matière première. Ces données sont analysées pour profiler et mieux comprendre l’utilisateur afin de lui présenter, au meilleur moment, produits, services et expériences personnalisés.

On distinguera d’abord les groupes qui proposent en premier lieu la vente de produits et de services (Apple, Alibaba, Amazon, Huawei, Microsoft, Xiaomi, IBM) ou recommandent des produits et des services à acheter en ligne. Pour les autres, il s’agit d’exploiter les données des utilisateurs pour leur proposer des services commerciaux différents (Baidu, Tencent, Facebook, Google). Le modèle économique de ces entreprises repose également sur l’étroite imbrication de leurs activités respectives, très variées, en un ensemble cohérent. Par exemple, le service de messagerie et de paiement instantané WeChat, principale application de Tencent, est utilisée par 500 millions de Chinois. Elle mêle les fonctionnalités de Facebook, Twitter, Instagram, Paypal, WhatsApp, et même de l’application de rencontres Tinder…

Les recherches de Tristan Harris, ancien ingénieur de Google et créateur du Center for Humane Technology, ont dénoncé certains excès des grandes plates-formes. Même si leurs produits ont sans conteste bénéficié aux utilisateurs du monde entier, ces entreprises sont aussi engagées dans une course à somme nulle pour capter notre attention, dont elles ont besoin pour monétiser leurs produits. Constamment forcées de surpasser leurs concurrents, les différentes plates-formes s’appuient sur les dernières avancées des neurosciences pour déployer des techniques de plus en plus persuasives et addictives, afin de garder les utilisateurs collés à leurs écrans. Ce faisant, elles influencent notre perception de la réalité, nos choix et comportements, dans une forme de soft power puissante et totalement dérégulée à ce jour.

Le développement de l’IA et son utilisation à travers le monde sont donc constitutifs d’un type de puissance permettant d’influencer, par des moyens non coercitifs, le comportement d’acteurs, ou la définition que ces acteurs ont de leurs propres intérêts. En ce sens, on peut donc parler d’un « projet politique » de la part des empires numériques, lequel se mêle à la simple recherche de profits.

Convergence des effets de réseaux, des économies d’échelle et du winner takes most

Avec les masses critiques de données et les capacités de traitement requises pour le machine learning, la montée en puissance de l’IA enclenche presque nécessairement une dynamique de marché monopolistique dans une sphère économique donnée, et oligopolistique sur le plan global. On assiste donc à une centralisation du pouvoir numérique entre les mains de ces empires numériques.

Le développement de l’IA répond aux dynamiques des économies d’échelle et de gamme, ainsi qu’aux effets de réseaux directs et indirects : les méga plates-formes numériques sont en capacité de recueillir et de structurer davantage de données sur les consommateurs, et d’attirer et de financer les rares talents pouvant maîtriser les fonctions les plus avancées de l’IA. Ces plates-formes peuvent aussi donner à ces talents l’accès à des capacités de calcul et à des bases d’utilisateurs de taille suffisante pour développer encore plus les capacités de leur IA.

Les algorithmes de machine learning utilisés dans certaines applications sont par ailleurs transférables à d’autres, dans le cadre d’une discipline appelée « apprentissage par transfert » (transfer learning), ce qui favorise encore plus les acteurs établis. En l’occurrence, AlphaZero, développé par Google DeepMind à partir du programme AlphaGo, a appris le jeu de go seulement en jouant contre lui-même, sans assistance d’experts humains pour l’entraîner ; puis il a réussi à battre les meilleurs ordinateurs d’échecs et de shogi grâce aux dynamiques de l’apprentissage par transfert.

La domination actuelle du marché mondial par les GAFAMI et les BHATX découle, dans une certaine mesure naturellement, des composants nécessaires au développement de l’IA dans le cadre de l’économie numérique. Cette logique devrait s’accentuer avec la poursuite du processus de convergence entre le hardware et le software, qui pousse les opérateurs à se tourner vers le développement de leurs propres solutions et composants critiques. Cette centralisation du pouvoir numérique autour de quelques acteurs caractérise une nouvelle forme d’empire numérique.

Peut-on parler de cyber-colonialisme ?

À l’image des empires du passé, ces plates-formes concentrent les ressources et cherchent à étendre leur sphère d’influence. Cédric Villani, mathématicien et député, a été chargé par le Premier ministre Édouard Philippe d’une mission sur l’Intelligence artificielle. Son rapport, remis en mars 2018, explique : « Il y a un risque de captation de la valeur et de la compétence par les institutions étrangères. C’est un peu ce que nous avons déjà connu en France : les grandes plates-formes sont les compétiteurs numéro un du gouvernement français pour ce qui est du développement de l’Intelligence artificielle. » Cédric Villani a également déclaré, à propos des investissements des grandes plates-formes en Afrique – telles Google, Facebook ou Alibaba : « Ces grandes plates-formes captent toute la valeur ajoutée : celle des cerveaux qu’elles recrutent, et celle des applications et des services, par les données qu’elles absorbent. Le mot est très brutal, mais techniquement c’est une démarche de type colonial : vous exploitez une ressource locale en mettant en place un système qui attire la valeur ajoutée vers votre économie. Cela s’appelle une cyber-colonisation. »

Laurent Alexandre, entrepreneur et spécialiste des questions d’intelligence artificielle, souligne que les entreprises françaises et européennes sont « devenues des naines au niveau mondial », rappelant que « nos entreprises atteignent un milliard d’euros de capitalisation quand les GAFA en totalisent 1 000 milliards d’euros et le seul Tencent atteint 540 milliards d’euros ». En août 2018, la capitalisation boursière d’Apple a dépassé 1 000 milliards de dollars, l’équivalent de la capitalisation des dix premières entreprises du CAC40.

Un enjeu de souveraineté bien identifié par les gouvernements

Les acteurs nationaux sont de plus en plus conscients des enjeux stratégiques, économiques, et militaires du développement de l’IA. Ils anticipent également son impact sur les élections, comme l’ont montré les interférences dans le scrutin présidentiel aux États-Unis en 2016, et dans le référendum sur le Brexit.

Au cours des 15 derniers mois, la France, le Canada, la Chine, le Danemark, la Commission européenne, la Finlande, l’Inde, l’Italie, le Japon, le Mexique, la région nordique et balte, Singapour, la Corée du Sud, la Suède, Taïwan, les Émirats arabes unis et le Royaume-Uni ont tous publié des stratégies pour promouvoir l’utilisation et le développement de l’IA. Ces stratégies varient autour de l’éducation, la recherche et le développement, les infrastructures numériques, les services publics et l’éthique. Tous les pays ne peuvent prétendre devenir leader en la matière. Il s’agit plutôt d’identifier et de construire des avantages comparatifs, et de répondre aux besoins spécifiques des pays. Certains États se concentrent sur la recherche scientifique, d’autres sur le développement des talents et l’éducation, d’autres encore sur l’adoption de l’IA dans l’administration, ou sur l’éthique et l’inclusion.

Parmi les acteurs qui se distinguent par leur volonté de devenir des leaders globaux, on compte les États-Unis et la Chine, mais aussi l’Union européenne. De plus petits acteurs comme la France, le Royaume-Uni ou le Canada, ont une stratégie ambitieuse et y consacrent des investissements significatifs. D’autres pays se spécialisent dans certains aspects de l’IA, dans une logique de niche. L’Inde, par exemple, veut devenir un « garage de l’IA », en se spécialisant sur les applications spécifiques aux pays en développement. La Pologne explore les aspects liés à la cybersécurité et au domaine militaire. Le gouvernement des Émirats arabes unis a lancé sa stratégie IA en octobre 2017, et a créé le premier ministère au monde de l’Intelligence artificielle, avec pour objectif principal d’utiliser l’IA pour améliorer sa performance et son efficacité.

Un duopole américano-chinois

Aujourd’hui, les États-Unis et la Chine forment une sorte de duopole de l’IA de par la taille critique de leur marché, et leur politique laxiste en matière de protection des données personnelles. Leur rivalité s’illustre notamment dans une guerre commerciale qui a commencé par l’imposition par l’administration Trump de droits de douane de 25 % sur des biens chinois (y compris certains relevant de l’IA), représentant une valeur totale de 34 milliards de dollars, en réponse à ce que Trump qualifie de « vol » de propriété intellectuelle et de technologies. La Chine a répliqué en imposant des droits de douane de 25 % sur 540 produits américains. Par ailleurs, en août 2017, les États-Unis ont lancé une enquête contre la Chine, accusant cette dernière de pratiques commerciales déloyales en matière de propriété intellectuelle, touchant en particulier le domaine technologique.

La Chine a vécu son « moment Spoutnik » en mars 2016, lors de la défaite du champion sud-coréen de jeu de go Lee Sedol face à l’intelligence artificielle AlphaGo de DeepMind. Pékin a publié une stratégie nationale particulièrement ambitieuse en juillet 2017 visant à atteindre un marché estimé à 15 700 milliards de dollars en 2030. Elle compte devenir « le premier centre global de l’innovation en IA en 2030 ».

La Chine a vécu son « moment Spoutnik »
en mars 2016

Selon cette politique pilotée étroitement depuis le sommet de l’État, l’écosystème technologique chinois suit une stratégie offensive d’investissements et de renforcement des capacités de l’IA. Alibaba a, par exemple, investi 15 milliards de dollars en recherche et développement (R&D) – chiffre comparable à ceux des géants américains : Amazon a investi 16,1 milliards de dollars en R&D en 2017. Les avancées en matière d’IA sont rapides ; les équipes chinoises ont, par exemple, remporté la compétition ImageNet de reconnaissance visuelle deux fois de suite, en 2016 et 2017.

La Chine a par ailleurs articulé le numérique et l’IA dans sa stratégie géopolitique. L’initiative Belt & Road de construction d’infrastructures reliant Asie, Afrique, et Europe intègre depuis 2016 une déclinaison numérique sous la forme du programme Digital Belt and Road. La dernière avancée du programme a été la création d’un nouveau centre international d’excellence des « Routes digitales de la Soie » en Thaïlande, en février 2018.

Après l’approche volontariste de l’administration Obama, celle du président Trump semble axée sur le laisser-faire. En mai 2018, la Maison-Blanche a énoncé quatre objectifs : 1) maintenir le leadership américain en matière d’IA, 2) soutenir le travailleur américain, 3) promouvoir la R&D publique et 4) éliminer les obstacles à l’innovation. Bien que la Chine bénéficie d’un avantage comparatif s’agissant de la masse de données – elle prévoit de posséder 30 % des données mondiales d’ici 2030 –, et d’une régulation plus permissive en matière d’exploitation, elle demeure en retard par rapport aux États-Unis en matière de talents. En dépit d’un plus grand nombre de diplômés en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques, la Chine ne dispose que d’environ 39 000 chercheurs en IA, soit la moitié d’un bassin américain de plus de 78 000 chercheurs. Par ailleurs, malgré de gros efforts depuis plusieurs décennies, la Chine reste dépendante des États-Unis pour le développement des processeurs et des puces, notamment les Graphical Processor Units, critiques pour le machine learning.

L’Europe, championne de l’éthique ?

L’Europe a accumulé un profond retard techno-industriel par rapport à la Chine et aux États-Unis. Dès 2013, un rapport du Sénat français s’inquiétait de voir le Vieux Continent devenir une « colonie numérique». La situation ne s’est pas arrangée ces cinq dernières années. L’approche européenne semble consister à profiter de son marché de 500 millions de consommateurs pour jeter les bases d’un modèle industriel éthique de l’IA, tout en renégociant un partenariat stratégique de fait avec les États-Unis. Ainsi le ministre suédois du Développement numérique déclarait-il, au moment de la publication de la stratégie de la Commission européenne en matière d’IA en avril 2018 : « Nous ne pouvons pas nous attendre à ce que la Chine [mette en place des normes éthiques]. Nous devons le faire. Avec une démocratie et un système juridique qui fonctionne, l’Europe doit considérer cela comme le facteur le plus important. La concurrence avec la Chine, la concurrence avec les États-Unis, est évidemment importante. Mais si nous ne créons pas de cadre juridique et éthique, nous serons de toute façon perdants. »

 

Le rachat des pépites européennes
par les géants américains et chinois

L’Europe est en retard pour les investissements privés en IA, qui ont été d’environ 2,4 à 3,2 milliards d’euros en 2016, contre 6,5 à 9,7 milliards d’euros en Asie et de 12,1 à 18,6 milliards d’euros en Amérique du Nord. En dépit de la taille de son marché – qui reste à bien intégrer sur le plan numérique –, d’une excellence scientifique et d’une vigueur entrepreneuriale et créative reconnues, les « licornes » européennes sont peu nombreuses. Leur croissance est freinée par le manque de surface industrielle numérique et capitalistique du marché européen. Il est difficile, dans ces conditions, d’empêcher le rachat des pépites européennes par les géants américains et chinois, comme ce fut le cas pour DeepMind, l’entreprise britannique pionnière en matière d’IA rachetée par Google en 2014 pour 500 millions de dollars ; ou du joyau de la robotique allemande Kuka par le géant chinois de l’électroménager Midea en 2016 pour 4,5 milliards de dollars.

Comme l’indiquait le cofondateur de Darty dans une récente tribune, la révolution de l’IA est perçue en Europe – plus technophobe que la Chine ou les États-Unis – comme une vague venue de l’étranger qui menace son modèle socio-économique, et contre laquelle il faut se protéger. Poussés par des acteurs industriels dominants qui n’ont pas réussi à réaliser leur transformation numérique, les Européens cherchent plutôt à réguler la révolution de l’IA (à la contraindre) plus qu’à la gouverner (à l’accompagner).

L’ambition universaliste est bien là, mais elle est plus conservatrice que progressiste. Elle se traduit par la recherche d’un modèle européen de l’IA qui articule reconquête de la souveraineté, recherche de la puissance, et respect de la personne humaine. La péréquation entre les trois ne sera pas simple : en régulant à partir d’une position d’extrême faiblesse et de dépendance industrielle par rapport aux Américains ou aux Chinois, l’Europe risque d’entraver sa propre montée en puissance. C’est le risque que le Règlement général sur la protection des données (RGPD) pourrait faire planer sur les ambitions de puissance de la France et de l’Europe.

Sonnant un possible mais très relatif réveil, la Commission européenne a annoncé accroître ses investissements en matière de recherche et d’innovation dans l’IA à 1,5 milliard d’euros pour la période 2018-2020, dans le cadre du programme Horizon 2020. L’UE s’est aussi rapprochée du Canada, puissance « hors bloc » en matière d’IA, pour nouer des coopérations en matière de recherche scientifique et technologique.

L’Afrique : le grand champ de bataille ?

Le continent africain est pratiquement vierge en termes d’infrastructures numériques orientées vers l’IA. Le gouvernement kenyan est à ce jour le seul à développer une stratégie en la matière. L’Afrique a pourtant un énorme potentiel pour explorer les applications de l’IA et inventer de nouveaux modèles d’affaires et de services. Les investissements chinois en Afrique se sont intensifiés cette dernière décennie, et la Chine est actuellement le premier partenaire commercial des pays africains, suivie de l’Inde, de la France, des États-Unis et de l’Allemagne. L’Afrique est probablement le continent où les cyber-impérialismes sont les plus flagrants.

Les exemples de l’implantation industrielle chinoise y sont nombreux : Transsion Holdings fut la première compagnie de smartphone en Afrique en 2017. ZTE, le géant des télécoms chinois, fournit l’infrastructure au gouvernement éthiopien. CloudWalk Technology, une start-up basée à Guangzhou, a signé un accord avec le gouvernement zimbabwéen et travaillera notamment sur la reconnaissance faciale.

Un phénomène cyber-colonialiste puissant est ici à l’œuvre. Confrontée aux urgences croisées du développement, de la démographie et de l’explosion des inégalités sociales – que la Chine connaît bien –, encore traumatisée par le passif de la colonisation européenne, l’Afrique est en train de nouer avec la Chine un partenariat techno-industriel logique mais très déséquilibré. À la manière des Américains en Europe après la guerre, la Chine exporte massivement en Afrique – en les finançant tout aussi massivement – ses solutions, ses technologies, ses standards, et le modèle de société qui va avec.

Ayant le champ libre vis-à-vis des Européens, les géants américains du numérique tentent de contre-attaquer. Google a, par exemple, récemment lancé son premier centre de recherche pour l’IA sur le continent à Accra. Les GAFAMI multiplient, en outre, les incubateurs de start-up et les programmes de soutien au développement des talents africains.

***

L’IA est d’ores et déjà un outil de puissance, et le sera de plus en plus, au fur et à mesure que ses applications – notamment dans le domaine militaire – se développeront. Se focaliser exclusivement sur le hard power serait toutefois une erreur, tant l’IA influence indirectement ses utilisateurs à travers le monde, culturellement, commercialement et politiquement. Ce soft power, qui bénéficie surtout aux empires numériques américain et chinois, pose des problématiques éthiques et de gouvernance majeures.

Henry Kissinger a exprimé son inquiétude à propos de l’IA dans The Atlantic en juin 2018. Dans un article intitulé « How the Enlightenment Ends », il explique que les sociétés humaines n’étaient pas préparées à la montée de l’IA. Sans la nommer explicitement, il dénonce l’impact de l’IA sur la campagne électorale américaine, en parlant de la capacité de ciblage de micro-groupes, notamment sur les réseaux sociaux, et de la possibilité de brouiller le sens des priorités. Si l’IA permet d’influer sur les électeurs dans les pays démocratiques, elle permet aussi, dans les États autoritaires, de renforcer le contrôle des populations.

Les grandes plates-formes doivent intégrer ces enjeux éthiques et de gouvernance à leur stratégie. L’IA, comme toute révolution technologique, offre de grandes opportunités, mais présente également de nombreux risques, imbriqués de façon inextricable.

Nicolas Miailhe

S’abonner à Politique étrangère