En cette période de confinement liée à l’épidémie de coronavirus, la rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un texte de Jean-Baptiste Duroselle, « Les « invariants » de la politique étrangère de la France », publié dans Politique étrangère en 1986.

Albert Demangeon, André Siegfried : j’ai eu le privilège d’être l’élève du premier, mort au moment de la défaite française, et, sans l’être directement, du second, j’ai subi profondément son influence. Et voici mon problème. Ces deux très grands géographes eussent-ils accepté la notion d’« invariant » ? Parce que l’homme est l’homme, avec la même structure cérébrale depuis 35 000 ans, il y a peut-être pour lui des « régularités » : la guerre périodique, la dissémination des techniques, etc. Mais l’homme français est-il déterminé de quelque façon par cette réalité géographique qu’est la France ? Certes oui ! aurait répondu Ratzel, le grand géographe allemand de l’« espace », qui fleurissait avant 1914, et s’est trouvé, sans le vouloir, être l’inspirateur des géopoliticiens. Je pense que Demangeon et Siegfried auraient répondu non !, le second peut-être moins fermement que le premier.

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Reprenons le problème. Ne fabriquons pas de façon anachronique une France de Vercingétorix ou de Charlemagne. L’éminent historien allemand Karl-Ferdinand Werner vient encore de nous aider à détruire ces faux semblants – il le fait avec la même vigueur pour l’Allemagne [1].

Prenons seulement deux siècles, avec quatre repères : la France de 1789, celle de 1900, celle de 1930, celle d’aujourd’hui. Voyons d’abord quelques points bien connus de transformation, de « variations ».

• Pour aller de Dunkerque à Marseille, il faut neuf jours en 1789, 24 heures en 1900, une heure aujourd’hui. Et cela coûte beaucoup moins cher.

• En 1789, la France est, après la Russie, la puissance la plus peuplée du continent. La « levée en masse » de 1793 lui permet de mobiliser tant de troupes qu’elle peut tenir tête pendant vingt ans à toutes les coalitions. Aujourd’hui, elle est dépassée aussi par le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne, et, au surplus, l’évolution différentielle entre peuples blancs et de couleur abaisse sans cesse sa place quantitative dans l’Univers.

• Sinon en 1789, au moins en 1901 et 1930, la France possède un immense « Empire » (terme non officiel, à la différence de la Grande-Bretagne). De nos jours, elle l’a perdu sauf un territoire continental, la Guyane, et de nombreuses petites îles.

• En 1789, la France, très tournée vers le continent, et gardant très peu de colonies, peut estimer qu’elle n’a pas d’ennemi fondamental, « héréditaire ». Elle s’est vengée de l’Angleterre sans chercher à se réinstaller au Canada, et depuis 1713-1714, elle est débarrassée de l’« encerclement » par les Habsbourg grâce à l’accession des Bourbons sur le trône d’Espagne. C’est en essayant de rouvrir Anvers, dont le port était fermé depuis 1609, que la Convention nationale restaure en 1792 l’hostilité britannique.

En 1900, c’est un tout autre ennemi « héréditaire » qui domine la scène : l’Allemagne, construite autour de la Prusse. L’historien allemand Heinz-Otto Sieburg a bien montré que ce concept d’ennemis « héréditaires » réciproques ne naît en Allemagne que vers 1840, en France qu’en 1866, Néanmoins, l’idée de revanche empoisonne l’atmosphère. En 1930, c’est toujours le même ennemi, à son tour obnubilé par la « revanche ».

Aujourd’hui, l’Angleterre d’autrefois, l’Allemagne de naguère, ont absolument disparu de la liste des ennemis possibles. L’ennemi potentiel, pour des raisons principalement idéologiques et politiques, c’est l’URSS.

• En 1789, 1900, 1930, la France fait officiellement partie de ce que Metternich va appeler le « Concert européen », c’est-à-dire le concert des grandes puissances. Elles sont 5 en Europe (partiellement pour la Russie) en 1789, 8 en 1900 (avec au surplus l’Italie, le Japon et les États-Unis), 7 en 1930 (l’Autriche-Hongrie a disparu). De nos jours, ne subsistent que les États-Unis et l’URSS.

La France n’en fait plus partie, c’est-à-dire que, selon la définition tirée de Clausewitz, elle n’est plus à même d’assurer sa sécurité contre toute puissance prise isolément. On la qualifie de « puissance moyenne », encore que cette notion ne soit pas d’une clarté totale.

• Plus incertaine serait une incursion dans le domaine des mentalités successives : en 1789, un « patriotisme » (au sens de la révolution interne) universaliste (c’est-à-dire croyant appliquer des principes communs à toute l’humanité). En 1900, face aux « provinces perdues », à la « revanche », à l’impérialisme colonial, elle voit se dresser un violent, mais très minoritaire courant de pacifisme par le syndicalisme révolutionnaire. En 1930, ensanglantée, elle vit dans l’hébétude de ce que l’homme d’État grec Nicola Politis appelle « la dépression pacifiste ». En 1980, sa jeunesse s’interroge pour savoir s’il vaut la peine de la défendre.

• Enfin, l’économique et le social nous présentent aussi de bien changeants tableaux. Certes l’agriculture, libérée en 1789-1793 des droits féodaux, reste profondément semblable à elle-même, malgré un lent mouvement, en 1900, en 1930. Mais aujourd’hui la révolution agricole est largement faite, ce qui a également abouti au brusque gonflement de ces villes, qui gardaient presque séculairement des populations stables, et qui ont imité, après 1945, les phénomènes existant déjà en Angleterre ou en Allemagne. Et la nouvelle révolution industrielle paraît avoir aboli ce qui existait comme « cycles » dans l’histoire économique du pays. Si l’on y ajoute le lent mouvement vers la connaissance, par la scolarisation, puis la radio, finalement avec l’immense révolution de la télévision, on se demande ce qui, dans l’esprit du Français, peut rester comme « invariant ».

Dans un autre domaine essentiel, on ne peut guère parler que de fréquentes « variantes » : Il s’agit des droits de douane, puissant moyen d’action étatique sur le commerce extérieur. Il y a, depuis Colbert, une puissante tradition protectionniste, parfois légèrement tempérée (Turgot, le traité de commerce franco-anglais de 1786) en attendant les abus du blocus continental.

Or, il existe une théorie libre-échangiste qui affirma non seulement que la suppression ou l’abaissement massif des droits de douane stimulera le grand commerce mondial et abaissera les prix à la consommation, mais encore que le libre-échange est le principal facteur de paix. L’Angleterre, fortement influencée par Cobden, l’adopte entre 1846 et 1850. Napoléon III, poussé par l’économiste saint-simonien Michel Chevalier, et malgré la majorité du corps législatif, établit le quasi libre-échange par le fameux traité franco-anglais, dit Cobden-Chevalier, de 1860. Toute l’Europe occidentale y adhère.

Las ! Comme le constate tristement Chevalier en 1871, la décennie du libre-échange européen produit trois grandes guerres : des duchés, de Sadowa, et finalement la guerre de 1870-1871. Dès 1872, Thiers hausse les droits de douane. Bismarck le fera en 1879. En France viendront les lois Méline. A notre date de référence de 1900, le protectionnisme est énorme. En 1930, il est encore pire. Et l’ère du protectionnisme produit les deux guerres mondiales ! En 1985, la pression américaine, puis le Marché commun, ont provoqué une forte évolution libre-échangiste. Mais notons qu’elle est sans cesse menacée, la protection douanière constituant une solution de facilité, bien tentante en cas de crise.

Ainsi, dans tous ces domaines, le caractère dominant est la variation. Quiconque consulte les recueils français de documents diplomatiques ne pourra que constater ces évolutions diverses et parfois contradictoires. Que pouvons-nous attendre, maintenant, en politique, des constantes de la géographie ?

[1]. Karl-Ferdinand Werner, Les origines. Tome I de l’Histoire de France sous la direction de Jean Favier, Fayard, Paris, 1984, 540 pages.

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