Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Jean-Baptiste Florant, chercheur au Centre des études de sécurité à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Christopher Wylie, Mindfuck. Le complot Cambridge Analytica pour s’emparer de nos cerveaux (Grasset, 2020, 512 pages).

Mindfuck de Christopher Wylie a fait l’effet d’une bombe médiatique lors de sa parution en anglais en 2019 ; il fait aujourd’hui l’objet d’une traduction en français. Lanceur d’alerte de nationalité canadienne, l’auteur décrit de l’intérieur la machine Cambridge Analytica qui a plongé le géant du numérique Facebook dans un scandale retentissant. Informaticien de génie, personnalité riche et volontiers anticonformiste, Christopher Wylie explique dans un ouvrage documenté, au style spontané, comment les techniques de marketing digital les plus agressives et intrusives ont envahi l’espace politique contemporain, et biaisé le processus démocratique en vue de conquérir sans vergogne le pouvoir.

Cambridge Analytica est une société londonienne cofondée en 2013 par Alastair MacWillson, probable officier de renseignement du Secret Intelligence Service ayant servi en qualité de diplomate au Foreign Office. Spécialisée dans l’exploration et l’analyse des données numériques, cette société était une filiale de l’entreprise de marketing politique Strategic Communications Laboratories Group (SCL), engagée notamment au profit des forces britanniques et américaines en Afghanistan et en Irak. Soutenue par les courants conservateurs britanniques et américains, Cambridge Analytica avait pour raison d’être d’analyser les audiences sur Facebook et d’influencer les comportements des électeurs. Cette société a notamment eu pour mission de peser sur les élections américaines au Congrès en 2014, sur le référendum britannique relatif à la sortie de l’Union européenne, et sur l’élection présidentielle américaine en 2016.

Pour ce faire, elle a perverti les systèmes de traitement de données des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), créés à l’origine pour vendre des espaces publicitaires et faire fonctionner leur modèle économique : pour Cambridge Analytica le vote démocratique s’apparente à un achat d’impulsion.

Par son témoignage, Christopher Wylie éveille les consciences sur la face cachée des réseaux sociaux qui, derrière des interfaces toujours plus conviviales et des fonctionnalités attractives, agrègent, traitent et stockent en temps réel des quantités considérables de données personnelles provenant de leurs utilisateurs. Or ces données, qui valent de l’or, permettent de connaître, à un niveau vertigineux de détails, les comportements, goûts, humeurs et opinions des internautes. Ce qui fait dire à Christopher Wylie, à la suite du chercheur Michal Kosinski, que les réseaux sociaux connaissent souvent bien mieux leurs utilisateurs que leur entourage le plus proche.

Ce livre permet de mieux comprendre, par l’exemple, le rôle central de la donnée personnelle dans l’économie numérique, et la façon dont elle peut être détournée à des fins politiques. Mindfuck illustre à merveille ce que l’Américaine Shoshana Zuboff, professeur émérite à la Harvard Business School, théorise dans L’Âge du capitalisme de surveillance[1] paru aux États-Unis en 2019 et publié en français au mois d’octobre 2020 : une économie intrusive qui va à l’encontre des libertés individuelles fondamentales.

Jean-Baptiste Florant


[1]Retrouvez la recension de cet ouvrage dans le n° 3/2019 de Politique étrangère, p. 168-170.