Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022). Frédéric Ramel propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Julian Fernandez et Jean-Vincent Holeindre, Nations désunies ? La crise du multilatéralisme dans les relations internationales (CNRS Éditions, 2022, 368 pages).
L’atmosphère était lourde, l’avenir morose. Les critiques du multilatéralisme semblent, avec la guerre en Ukraine, donner le coup de grâce : les organisations internationales ne seraient plus essentielles, sources de « fausses promesses ». L’ouverture de Bertrand Badie et la conclusion de Serge Sur dessinent deux chemins distincts : le premier se veut large et robuste, source d’un multilatéralisme adapté aux défis actuels ; le deuxième, plus escarpé et fin, se restreint à empêcher les sirènes unilatéralistes.
Les seize chapitres (dont un quart rédigé par des membres du Groupement de recherche sur l’action multilatérale du CNRS) offrent un panorama et une navigation entre ces deux voies. Les lecteurs pourront ainsi se familiariser avec nombre de secteurs de négociation : des alliances aux droits humains, de l’environnement à la sécurité collective, du numérique au commerce. Dans l’introduction, les deux co-directeurs du livre identifient quatre facteurs principaux à « cette » crise : la saturation d’une technique étendue à 193 États ; l’inadaptation des cadres de l’après-1945 ; la contestation dont ces cadres sont l’objet tant au Nord qu’au Sud ; et surtout la recomposition des rapports entre grandes puissances. Ce dernier facteur est considéré comme le plus déterminant, ce que la conclusion de Serge Sur souligne en qualifiant le multilatéralisme de « sport de combat ».
La réflexion est stimulante et offre un panorama actualisé. Elle n’interdit pas de formuler trois remarques. Sur le plan formel, l’architecture choisie distingue la genèse, les registres et les frictions du multilatéralisme. Les deux premières parties ne mettent pas automatiquement en exergue les configurations de crise et leurs particularités. Il faut attendre la troisième partie, où les tensions majeures se donnent à voir de manière systématique. De plus, la notion de crise est utilisée au singulier, en dépit de ses morphologies différentes. La crise de l’Organisation mondiale du commerce (blocage lié à une jurisprudence rigide) ne ressemble ni à celle du Conseil de sécurité (incapacité à faire émerger un consensus), ni à celle de l’Organisation internationale du travail (essoufflement des conventions à caractère obligatoire via l’essor de principes et codifications non contraignants). Et la crise, comme moment crucial, n’est-elle pas aussi une transition vers d’autres formes de coopération multilatérale ? Une crise de croissance en quelque sorte ? Enfin, l’ouvrage met l’accent sur une hiérarchisation de facteurs faisant de la distribution de puissance un élément clé. Cette importance – qui suggère une tendance néo-réaliste que ne partagent pas tous les contributeurs – mériterait d’être amendée par inclusion de la variable idéologique. Comme l’a montré ailleurs Guillaume Devin, les États démocratiques attachés aux régimes constitutionnels-pluralistes incarnent les pivots du multilatéralisme, trouvant en celui-ci un prolongement de leurs valeurs et de leurs pratiques. Autrement dit, ne faut-il pas aller au-delà de la structure du système international ?
Nations désunies a le mérite de proposer un diagnostic sur les formes de la coopération multilatérale contemporaine. Un effort à poursuivre : comme le suggère Zygmunt Bauman dans Retrotopia (Paris, Premier Parallèle, 2017), nous n’avons le choix qu’entre « la coopération à l’échelle de la planète ou les fosses communes ».
Frédéric Ramel
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