Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022). Marc Hecker, rédacteur en chef de la revue et chercheur au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Nelly Lahoud, The Bin Laden Papers: How the Abbottabad Raid Revealed the Truth about Al-Qaeda, Its Leader and His Family (Yale University Press, 2022, 384 pages).

Nelly Lahoud, spécialiste du terrorisme au think tank New America et ancienne enseignante à l’académie militaire de West Point, a eu accès à plusieurs dizaines de milliers de documents saisis par les Navy Seals lors de l’opération visant à éliminer Oussama Ben Laden. Elle en tire un riche ouvrage qui nous offre une plongée dans la tête du fondateur d’Al-Qaïda et de ses proches conseillers. On retiendra plus spécifiquement quatre aspects de ce livre remarquable.

Tout d’abord, on mesure à quel point la « guerre contre le terrorisme » enclenchée par George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001 a pesé sur Al-Qaïda. Après la perte de son sanctuaire afghan, l’organisation djihadiste se retrouve littéralement éclatée, obligée de lutter pour sa survie. Plus tard, l’utilisation par l’armée américaine de drones armés au Waziristan fait peser une menace constante sur les cadres du groupe. Les analystes qui, voici une quinzaine d’années, parlaient du retour en force d’« Al-Qaida central » en sont pour leurs frais.

The Bin Laden Papers permet également de mieux apprécier la nature des relations entre Oussama Ben Laden et les talibans. L’émir d’Al-Qaïda respectait le mollah Omar, mais il se méfiait considérablement d’autres dignitaires de ce mouvement. Il pressentait par exemple que le mollah Baradar pourrait un jour négocier avec les Américains, au détriment du djihadisme transnational. En 2020, c’est précisément ce chef taliban qui a signé l’accord de Doha actant le retrait des États-Unis d’Afghanistan, exigeant en contrepartie la rupture des liens entre les talibans et Al-Qaïda.

L’ouvrage de Nelly Lahoud donne par ailleurs de nombreux détails sur les rapports entre l’Iran et le groupe terroriste. Alors que l’administration Trump laissait entendre que Téhéran soutenait l’organisation djihadiste, les documents collectés dans la cache d’Abbottabad montrent au contraire que des cadres d’Al-Qaïda, et plusieurs membres de la famille de Ben Laden, se sont retrouvés piégés en Iran après leur fuite d’Afghanistan. Les services de sécurité iraniens ont vu un intérêt évident à garder ces individus en résidence surveillée. Ils ont ainsi pu s’en servir pour tenter de négocier un arrêt des attaques anti-chiites en Irak, ou pour obtenir la libération d’otages.

Enfin, The Bin Laden Papers éclaire sous un nouveau jour les relations entre Al-Qaïda central et ses filiales régionales. Les spécialistes du terrorisme se sont longtemps demandé quel degré de contrôle Oussama Ben Laden exerçait véritablement sur les « franchises » de son groupe. Au regard des communications internes analysées par Nelly Lahoud, la réponse est sans appel : quasi-nul. Par exemple, après la mort d’Abou Moussab Al-Zarqaoui, lorsque ses successeurs ont décidé de transformer Al-Qaïda en Irak en État islamique d’Irak, ils n’ont même pas pris la peine de consulter le niveau central.

Frustré par l’évolution du djihad global et par ses conditions de vie à Abbottabad, Ben Laden ne désespérait pas de vaincre l’Amérique. Au moment de sa mort, il travaillait à un nouveau plan stratégique, censé mettre à genoux les États-Unis, et visait notamment le trafic des supertankers. Il préparait également une grande allocution pour le dixième anniversaire des attentats du 11 Septembre. Le 1er mai 2011, les Navy Seals ont coupé court à ces projets.

Marc Hecker

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