Chercheur au Centre Asie de l’Ifri, John Seaman a écrit l’article « Minerais critiques : une diversification problématique » dans le n° 4/2023 de Politique étrangère. Il répond ici en exclusivité à 3 questions pour politique-etrangere.com.

1. De quelles manières la transition énergétique bouleverse-t-elle la géopolitique des matières premières ?

D’abord, il faut noter l’effet de la demande – une plus grande quantité pour une plus grande diversité de matières premières – essentiellement des métaux. Les technologies de la transition énergétique – éoliennes, panneaux solaires, véhicules électriques, systèmes à hydrogène – font déjà appel à une grande diversité de métaux, dont le lithium, le cobalt, le nickel ou le graphite pour les batteries, le néodyme ou le dysprosium (qui font partie du groupe dit des « terres rares ») pour les aimants permanents, et même des métaux de base comme le cuivre, nécessaire en grandes quantités pour soutenir une électrification massive. La demande pour ces matières premières augmente déjà et va vraisemblablement continuer de s’accroître de manière exponentielle dans les années à venir – de l’ordre de 40 fois pour certaines matières comme le lithium.

Plus la transition énergétique s’accélère – avec celle du numérique en parallèle –, plus on bascule d’un âge des hydrocarbures vers un nouvel âge des métaux, créant de nouvelles relations de dépendance et de nouveaux jeux de pouvoir. Il est clair que certains pays sont mieux lotis que d’autres : l’Indonésie avec ses réserves de nickel ; le Chili, l’Argentine ou même le Mexique avec des sources de lithium ; la République démocratique du Congo avec le cobalt ; ou encore des pays comme l’Australie et le Canada qui bénéficient de richesses minérales importantes dans leurs sous-sols.

De nombreux pays, comme l’Indonésie qui interdit l’exportation du nickel brut depuis 2020 ou le Chili qui crée une entreprise nationale pour exploiter le lithium sur son territoire, cherchent à mieux tirer profit de leur position minière favorable. Ils cherchent avant tout à se servir des transitions énergétiques et numériques pour se lancer dans une nouvelle phase d’industrialisation et de développement économique, par exemple en conditionnant l’accès aux ressources à la relocalisation des processus industriels et aux transferts de technologies et du savoir-faire. Derrière cette tendance se trouvent des enjeux géopolitiques de fond – notamment la rivalité stratégique entre les États-Unis et la Chine – et la quête pour le leadership technologique.

2. Justement, comment les États-Unis et la Chine se positionnent-ils dans la course aux minerais critiques ?

Le pays qui s’est le mieux positionné le long de ces nouvelles chaînes de valeur des matières premières est clairement la Chine. Pour les 18 des 34 matières premières considérées comme « critiques » par l’Union européenne (UE) aujourd’hui, la Chine contrôle plus de 50 % de l’extraction et/ou de la transformation des minerais. Dans huit de ces cas, cela dépasse 70 %. Depuis plusieurs décennies déjà, le pays a capitalisé sur la production de nombreuses matières premières pour maîtriser les chaînes de valeur jusqu’au point où, pour certaines technologies comme les aimants permanents ou les batteries, elle maîtrise tout le cycle de production.

Aujourd’hui, la rivalité sino-américaine se durcit d’un côté comme de l’autre et tout avantage économique devient un levier politique potentiel, y compris les matières premières. Depuis octobre 2022, par exemple, Washington interdit l’accès de la Chine aux semi-conducteurs les plus avancés. Pékin, de son côté, commence désormais à activer le levier des matières premières – en renforçant depuis l’été 2023 les mesures de contrôle des exports du gallium, du germanium, du nickel et certains produits dérivés, ou encore des technologies relatives à la transformation des terres rares.

Face à leurs dépendances vis-à-vis de la Chine, les États-Unis cherchent à s’autonomiser et à se diversifier. En effet, la position chinoise ne résulte pas d’un monopole naturel sur la production des matières premières, mais plutôt d’une politique volontariste de sécurité d’approvisionnements qui accompagne depuis longtemps l’extraction minière et la transformation des matières premières. Pour Washington, il s’agit, d’un côté, de réinvestir le champ minier et la chaîne de valeur avec notamment une politique industrielle ambitieuse, dont l’Infrastructure Investment and Jobs Act, l’Investment Reduction Act, ou encore le CHIPS and Sciences Act. Certaines de ces lois penchent clairement vers le protectionnisme, en conditionnant par exemple des aides publiques à l’achat des véhicules électriques à la provenance des matières premières (États-Unis ou pays bénéficiant d’un accord de libre-échange, ce qui exclut l’Europe). Autre exemple : l’exclusion des « entités étrangères préoccupantes » (foreign entities of concern) – dont les entreprises chinoises – de la chaîne de valeur. D’un autre côté, les États-Unis cherchent à diversifier les sources d’approvisionnement en renforçant des partenariats stratégiques avec des pays producteurs, tout en lançant des initiatives multilatérales, comme le Minerals Security Partnership, qui cherchent à renforcer la coordination entre pays like-minded côté producteur comme consommateur, dont 13 pays de l’UE, y compris la France. Ces initiatives prendront du temps avant de porter leurs fruits et réduire les dépendances à la Chine, mais Washington avance enfin.

3. L’Europe peut-elle devenir souveraine dans le domaine des minerais critiques ?

L’Europe se dote également d’une politique industrielle pour accompagner les transitions énergétiques et numériques. Elle compte réduire, elle aussi, ses dépendances dans le domaine des matières premières – une approche qui s’inscrit dans un nouvel objectif de de-risking des relations avec la Chine. Fin 2023, l’UE a formellement adopté une législation sur les matières premières critiques (Critical Raw Materials Act), une mesure sans précédent qui vise à renforcer les chaînes d’approvisionnement européennes. Il n’est pourtant pas question de devenir autonome ni véritablement souverain dans le domaine – les coûts seraient simplement prohibitifs.

Comme pour les États-Unis, l’Europe cherche à la fois à redémarrer un écosystème et une industrie minière locale tout en développant une stratégie de diversification des approvisionnements et une meilleure coordination multilatérale avec des partenaires le long des chaînes de valeur. L’UE a déjà signé des partenariats stratégiques avec de nombreux pays, dont l’Argentine, le Canada, le Chili, le Kazakhstan, la Namibie, la République démocratique du Congo ou l’Ukraine, et cherche à organiser un « club » de pays concernés, producteurs comme consommateurs. La diversification est un facteur majeur : d’ici 2030, l’UE veut limiter les approvisionnements provenant d’une source unique à 65 %. Elle cherche aussi à davantage coupler ses objectifs en matière de développement durable avec la production minière, à la fois en promouvant des normes sociales, environnementales et de gouvernance élevées pour les industries extractives et en conditionnant l’accès au marché européen à des pratiques plus raisonnables et responsables. Par le passé, la délocalisation de l’activité minière et des industries lourdes a aussi représenté une délocalisation de la pollution vers les pays du Sud. L’Europe cherche dorénavant à faire mieux.

En parallèle, sur le sol européen, la stratégie des 27 est de fixer des objectifs (non contraignants) à l’horizon 2030 pour renforcer les capacités européennes : une production minière qui réponde à 10 % de la consommation européenne en minerais critiques ; une maîtrise de 40 % du cycle de transformation (séparation, raffinage…) ; une capacité à fournir 15 % de la demande européenne via le recyclage. Pour ce faire, l’Europe va devoir investir massivement dans ses propres capacités, mais aussi faire face à des enjeux sociaux et environnementaux importants sur son propre territoire. La mine durable n’existe peut-être pas, mais il est possible d’imaginer une mine plus responsable, et l’Europe cherche à la développer, en se servant par exemple des nouvelles technologies numériques comme l’intelligence artificielle. Ainsi émerge une situation entre l’Europe et ses partenaires où les besoins en termes de diversification des approvisionnements en matières premières, de développement industriel et technologique, et de protection sociale et environnementale créent de fortes convergences d’intérêt et des pistes de coopération intéressantes.

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Retrouvez le sommaire du numéro 4/2023 ici.

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