Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2023 de Politique étrangère (n° 4/2023). Héloïse Fayet, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Matthieu Chillaud, Le général Lucien Poirier et la stratégie. Hommage au primitif d’un art qui reste à découvrir (Institut de stratégie comparée, 2023, 248 pages).

Considéré comme l’un des quatre « généraux de l’Apocalypse » – ces militaires français qui ont théorisé la doctrine nucléaire française dans les années 1960 –, le général Poirier est moins connu et étudié que ses homologues André Beaufre, Charles Ailleret et Pierre-Marie Gallois. Sa production intellectuelle, extrêmement riche, peut en effet être difficile d’accès. Son apport à la théorie de la dissuasion, et plus largement à la constitution du champ des études stratégiques en France, est incontestable : dans cet ouvrage original qui lui est dédié, Matthieu Chillaud, docteur en histoire militaire travaillant sur l’histoire de la recherche stratégique en France, vise de ce fait à réhabiliter le général Poirier et à faire l’exégèse de ses travaux, via le prisme biographique.

S’appuyant sur une riche exploitation d’archives documentaires, mais également sur des entretiens avec le général Poirier lui-même et son entourage – certains témoignages sont intégrés à la fin du livre –, Matthieu Chillaud s’attache tout d’abord à retracer le parcours militaire du général Poirier. Fait prisonnier en Allemagne aux premiers jours de la Seconde Guerre mondiale, le jeune Saint-Cyrien bénéficie ainsi d’une formation intellectuelle de premier plan auprès des autres prisonniers, souvent professeurs réservistes. Il démontre dès le début une grande curiosité et une remarquable capacité d’abstraction, ce qui ne facilite en revanche pas sa carrière militaire : il demeure au grade de capitaine pendant onze ans, après un passage désastreux à l’École d’état-major. Ses temps de commandement ne sont pas non plus couronnés de succès, et le général Poirier – alors lieutenant-colonel – n’atteint son plein potentiel qu’en 1965, nommé au Centre de prospective et d’évaluations (CPE). Il est ensuite poussé à la démission une fois ses étoiles de général acquises, en 1974.

Au sein du CPE, structure originale créée pour répondre à la rupture stratégique qu’est le développement du programme nucléaire militaire français, et auquel Matthieu Chillaud a consacré plusieurs articles, Poirier élabore une méthode de prospective stratégique, nourrie de ses nombreuses lectures de penseurs américains. Il l’applique notamment à la stratégie de dissuasion de la France demandée par le général de Gaulle, ce qui lui permet de créer le concept de « dissuasion du faible au fort ». Selon Poirier, la France, puissance moyenne, n’a pas les moyens, ni le besoin, d’accumuler les ogives, à l’image de l’URSS et des États-Unis : il lui suffit de disposer d’assez d’armes nucléaires pour que la riposte française en cas d’attaque sur le territoire national soit supérieure à l’enjeu que représente la conquête de la France par l’adversaire. S’ajoutant à d’autres percées telles que la stricte suffisance ou l’ultime avertissement, ce concept est toujours appliqué aujourd’hui et fait l’originalité de la doctrine de dissuasion française.

On comprend donc l’intérêt d’un tel ouvrage de nos jours, alors que les débats sur la dissuasion reviennent sur le devant de la scène. Moins exigeant que la prose du général Poirier, cet essai original de Matthieu Chillaud, entre exégèse et biographie, et où l’on sent la tendresse de l’auteur pour le théoricien, reste complexe mais représente une bonne introduction à l’œuvre du « primitif de la stratégique ».

Héloïse Fayet

>> S’abonner à Politique étrangère <<