Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2023 de Politique étrangère (n° 4/2023). Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Marion Van Renterghem, Le piège Nord Stream (Les Arènes, 2023, 268 pages).

Plus d’un an après les trois explosions qui ont frappé le Nord Stream, et alors qu’une autre conduite gazière vient d’être endommagée entre la Finlande et l’Estonie, l’énigme demeure. Ni la Russie ni l’OTAN n’ont apporté de preuves formelles sur l’origine des explosions, et la Russie n’a pas fait sauter des tubes ou câbles équivalents en représailles.

Mais la thèse soutenue par l’auteure d’un piège de Poutine, charmeur et sournois, déployé dès le tournant des années 2000 à l’encontre du chancelier Schröder pour construire ces tuyaux et rendre les Allemands dépendants et somnolents, est trop rapide. Schröder avait des relations mauvaises avec Chirac (sommet de Nice) et cherchait à construire un partenariat gagnant-gagnant avec les Russes dans le contexte historique qu’on connaît : les industriels allemands avaient besoin de plus de gaz et, pour sortir du nucléaire (les Verts étaient dans la coalition), il fallait beaucoup de gaz dans le secteur électrique. Le projet de consortium gazier en 2003 avec l’Ukraine n’avait rien donné. Et Schröder et Poutine s’étaient opposés à la guerre d’Irak, ce qui les avait encore rapprochés.

Bâtir le Nord Stream, soutenu par Bruxelles, n’était pas anodin, mais parfaitement rationnel et équilibré. D’ailleurs, le transit par l’Ukraine n’en a pas pâti jusqu’en 2014.

Il n’en reste pas moins que les Russes ont su s’entourer d’élites politiques de premier plan dans les pays européens, en les rémunérant et les flattant, ce qui est rappelé, et montre bien comment, vu de Moscou, les démocraties européennes étaient très bon marché et fragiles, et les « goubables », ou « gomplices », nombreux. L’entretien avec Sigmar Gabriel montre bien toutefois la complexité des intérêts, et dément l’idée d’un aveuglement stratégique total des Allemands sur le second projet Nord Stream 2, à l’instar des errements des Français. Les interlocuteurs allemands ne s’attardent cependant guère sur les divisions et tensions en Europe liées à ce projet, qui ont profité à Moscou, ni sur le fait qu’ils ont tacitement laissé Poutine tenter de mettre au pas l’Ukraine, par réalisme, naïveté, impuissance ou désintérêt.

Le récit est bien mené, la caméra presque embarquée dans de nombreux entretiens à travers l’Europe, mais les marchés de l’énergie, et du gaz, sont occultés, ce qui est dommage. Enfin, un regret : ne pas en savoir plus sur le regard de Klaus Mangold, pourtant rencontré et très bien amené.

L’ouvrage rappelle une réalité glaçante : nombreux sont ceux qui, en Europe centrale, considéraient que le Nord Stream 2 visait à doter Poutine de l’option de faire la guerre contre l’Ukraine tout en approvisionnant l’Europe en gaz. Or l’idée d’une invasion était jugée, partout à l’ouest, absurde. Les trois tubes des Nord Stream ont finalement sauté lorsque Poutine avait déjà coupé le gaz, six mois après l’invasion, et l’Ukraine continue d’assurer un peu de transit, et d’être payée.

Le piège du Nord Stream s’est peut-être retourné contre Poutine : les Européens ont survécu aux coupures de gaz, à grands frais certes, les Ukrainiens sont toujours debout et Poutine n’a qu’une alternative à l’Europe par gazoduc – la Chine, où les négociateurs de Xi sont impitoyables.

Qui a fait sauter les tubes, à qui profite ce crime sans traces apparentes ? Les réponses définitives devront attendre, peut-être un prochain volet, mais des éléments sérieux sont produits, qui font déjà la part des choses.

Marc-Antoine Eyl-Mazzega

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