Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2023 de Politique étrangère (n° 4/2023). Vladimir Pol propose une analyse de l’ouvrage d’Audrey Lebel, Nos amis saoudiens (Grasset, 2023, 304 pages).

Quels rapports les décideurs français entretiennent-ils avec l’Arabie Saoudite ? À cette question, la journaliste Audrey Lebel tente de répondre aussi bien sur les plans politique et économique que culturel. Le titre, Nos amis saoudiens, ironique, donne le ton d’un livre mordant sur les contradictions qui caractérisent d’une part l’image que l’Arabie Saoudite souhaite renvoyer à l’étranger, de l’autre sa relation avec la France.

L’homme fort du pays, Mohammed ben Salmane – MBS –, veut-il apparaître comme un dirigeant moderne et ouvert ? En attestent sa Vision 2030, l’autorisation de conduire et de voter donnée aux Saoudiennes, ainsi que les mesures en faveur d’une transition d’un État pétrolier vers un havre touristique et culturel. C’est pourtant une tout autre réalité que dessine Audrey Lebel : le prince héritier est dépeint en dirigeant inexpérimenté, belliqueux, responsable de crimes de guerre au Yémen et, habité par la hantise d’une révolution de son peuple, à l’origine d’une répression « inédite » dans ses frontières.

Mais au-delà du décalage entre la communication du royaume et les témoignages recueillis par l’auteure, c’est le contraste entre les valeurs affichées par la France et la realpolitik mise en œuvre par ses responsables qui est ici brocardé. Le contexte a en effet pu paraître favorable ces dernières années : bon nombre de puissances majeures ont tourné le dos à MBS à la suite de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018, dans le consulat saoudien d’Istanbul. Au nom d’un pragmatisme assumé, les parties prenantes françaises ont alors opportunément consolidé leurs positions dans le royaume wahhabite. Personnalités politiques, chefs d’entreprise, industriels de l’armement, communicants, dirigeants d’institutions culturelles, artistes : nombreux sont les Français qui se sont laissé séduire par les perspectives de développement – et de carrière – que fait habilement miroiter la pétromonarchie, quitte à louer la « modernité » de MBS et à passer sous silence les aspects les plus sombres de son régime.

Or ce qui ressort de Nos amis saoudiens, ce sont des espoirs généralement déçus, des promesses de contrat non tenues et, en définitive, des acteurs français le plus souvent loin derrière leurs homologues américains, britanniques ou encore chinois dans l’ordre des priorités saoudiennes. L’enquête est fouillée, argumentée, riche en informations. La journaliste s’appuie sur une multitude de témoignages, directs et indirects. C’est là précisément que l’investigation atteint ses limites. Un travail de terrain – si difficile et limité soit-il dans un pays classé par Reporters sans frontières 170e sur 180 pour la liberté de la presse – aurait donné du relief à l’exposé, et permis d’étayer son argumentaire.

Il ne s’agit pas pour autant d’un réquisitoire. Si le raisonnement d’Audrey Lebel est sans concession, les « défenseurs » de l’Arabie Saoudite de MBS trouvent à s’exprimer dans ces pages, souvent sur un ton infantilisant envers la journaliste, en vertu d’un réalisme politique souverain en relations internationales. Ce qui frappe cependant, c’est le nombre de refus d’entretien essuyés par l’auteure, et l’opacité qui règne dans les affaires franco-saoudiennes. Et ce qu’éclaire crûment Audrey Lebel, c’est, sous couvert de soft power, d’influence française et d’intérêt supérieur de la nation, la prévalence des intérêts particuliers.

Vladimir Pol

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