Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2024 de Politique étrangère (n° 2/2024). Michel Makinsky, directeur général d’Ageromys International et chercheur associé à l’IPSE et l’IEGA, propose une analyse de l’ouvrage d’Agathe Demarais, Backfire: How Sanctions Reshape the World Against U.S. Interests (Columbia University Press, 2024 [nouvelle édition], 304 pages).
Depuis vingt ans, les publications consacrées aux sanctions se multiplient, reflet de la prolifération des sanctions émanant principalement des États-Unis. Ce sujet suscite un intérêt croissant tant des chercheurs en relations internationales, politologues, analystes, que parmi les avocats, juristes, magistrats, universitaires spécialistes en droit international. Mais elles sont surtout au centre des préoccupations des banques et entreprises engagées dans les marchés internationaux.
La prolifération exponentielle des sanctions retient depuis plusieurs années l’attention des économistes, tant le phénomène a pris une ampleur dépassant le cadre de l’activité économique des acteurs (entreprises, secteurs professionnels), pour atteindre une dimension macroéconomique au niveau de l’État. Ces sanctions étant par nature politiques – car visant à imposer à un État de changer de politique, de comportement –, les administrations publiques et les têtes de l’exécutif comme les élus sont contraints de s’y intéresser.
La pratique inflationniste des sanctions par les États-Unis, à l’égard de plusieurs pays cibles, dont le Soudan, la Corée du Nord, mais surtout de façon obsessionnelle contre l’Iran, la Chine et désormais à l’encontre de la Russie, affecte profondément la communauté internationale, bouleverse l’ordre juridique, politique, économique mondial, y compris la souveraineté des États, ce qui justifie un examen critique de la nature, de la portée, de la rationalité des sanctions. Il faut scruter les mobiles stratégiques qui les sous-tendent, discerner les véritables objectifs derrière les justifications officielles. Il faut évaluer (distinction classique chez les praticiens du droit) l’effectivité des sanctions (leurs effets pratiques) par rapport à leur efficacité (au regard des objectifs affichés). Une dimension critique des sanctions américaines est qu’elles ne se contentent pas de « punir » tel ou tel État en raison de sa conduite (prolifération nucléaire, menaces militaires, blanchiment, terrorisme…). En visant des sociétés étrangères qui entretiendraient des relations (même licites) avec ledit État, les « sanctions secondaires » permettent aux États-Unis d’interdire à des concurrents étrangers l’accès à ces marchés. Il y a une double cible : le « vilain » et… le concurrent !
Le livre d’Agathe Demarais n’est pas une publication de plus sur un sujet majeur, mais un ouvrage indispensable pour tous ceux, décideurs ou conseillers politiques, qui veulent comprendre ce problème d’une actualité brûlante. En effet, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, Washington (rejoint par l’Union européenne) multiplie les « paquets » de sanctions contre responsables et entreprises russes, tandis que la tension entre la Chine et les Occidentaux génère son lot de mesures « punitives » ou de « protection ». Ce travail présente un intérêt prioritaire (il devrait être un livre de chevet) pour les avocats spécialisés, les responsables de conformité (compliance) dans les banques internationales comme dans les entreprises, pour qui les sanctions sont un risque permanent, souvent associé au risque réputationnel (représailles diverses). Reflet de cette situation, les recrutements de responsables de conformité se multiplient et l’importance des bureaux de conformité ne cesse de croître dans les banques.
La pression exercée par les risques de sanctions à l’occasion des transactions internationales génère des effets pervers qui entravent l’économie mondiale ; c’est ce que l’on appelle l’over-compliance (surconformité).
Ces sanctions sont désormais le reflet et l’outil de rapports de force, de l’exercice de la puissance. Celle-ci permet de les détourner de l’objectif affiché, en les transformant en armes de domination économique, forme de concurrence déloyale. Agathe Demarais est particulièrement bien placée pour démonter cette mécanique. Elle a le mérite d’une connaissance du terrain pour avoir travaillé au sein de la direction du Trésor et dans plusieurs banques à l’étranger. Ceci se reflète dans le caractère concret et précis de son ouvrage, où les « cas » iranien, chinois, russe, sont abordés sous l’angle du praticien. L’auteur décrit en particulier le rôle central de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), redoutable bras armé du Trésor américain au service des intérêts des États-Unis dans les marchés mondiaux.
L’auteur expose comment l’Amérique est passée de l’usage des embargos contre la Corée du Nord dans les années 1950 au régime actuel qui « cible plus de 9 000 individus, entreprises et secteurs économiques dans pratiquement tous les pays du monde ». Elle rappelle qu’au début des années 2000, l’OFAC va plus loin avec trois objectifs en tête : mieux cibler, frapper les élites et, surtout, affaiblir les « États voyous » de façon plus efficace. Les sanctions financières sont l’outil idéal : on ne peut commercer sans les banques. Priver celles-ci de l’accès au dollar et au marché financier se révèle une arme sans égale.
Testé avec succès sur la Corée du Nord, l’arsenal se développe massivement contre l’Iran. L’OFAC prévient les banques étrangères : vous devez choisir entre l’Iran et le marché américain. La pression est imparable : après la levée partielle des sanctions à la suite de l’accord nucléaire du 14 juillet 2015 (JCPOA) avec l’Iran, banques et entreprises européennes ne se précipitent pas sur le marché iranien. Le cas russe est tout aussi emblématique. Le secteur de l’énergie est la cible prioritaire. Mais la mise en œuvre des sanctions s’est heurtée à des difficultés sérieuses, en raison de la dépendance de plusieurs pays européens vis-à-vis des hydrocarbures russes. Moscou n’a pas été dissuadé d’envahir l’Ukraine, et l’économie russe, même affectée par les sanctions, est résiliente. Moscou continue de menacer Kiev et bénéficie de l’appui de la Chine et de l’Iran.
Sur ce panorama, Agathe Demarais nous invite à relativiser l’efficacité des sanctions américaines. Le cas libyen, où les buts recherchés ont été atteints, fait figure d’exception. Elle avoue : en réalité, « les sanctions sont parfois efficaces, mais la plupart du temps ne le sont pas, et il est dur de prévoir sûrement si elles vont fonctionner ». L’auteure identifie quatre conditions déterminantes pour leur succès : a) la durée : elles « marchent » rapidement ou jamais ; b) un objectif bien circonscrit : « balayer large » rate la cible ; c) le fait que l’État concerné entretient des relations commerciales avec les États-Unis ; et surtout d) les alliés doivent s’y associer. L’expérience montre que les Européens, guère récompensés de l’appui consenti aux Américains dans le dossier iranien, furieux d’être sanctionnés à plusieurs occasions, ont pris leurs distances et commencé (timidement) à résister après le retrait de Trump du JCPOA en mai 2018. Et Téhéran n’a pas abandonné son programme nucléaire…
Agathe Demarais appelle notre attention sur un certain nombre d’effets pervers des sanctions américaines. En particulier, ces sanctions font des victimes et les principales victimes sont souvent des populations civiles. Pire, bien que les médicaments et dispositifs médicaux soient exemptés des sanctions contre l’Iran, en pratique les États-Unis ont bloqué et bloquent l’accès à ces derniers, empêchant par exemple la livraison de vaccins occidentaux contre le Covid-19 et de médicaments essentiels contre le diabète et les affections cardiaques. Les « lettres de confort » maigrement et laborieusement distillées par l’OFAC n’ont pas levé ces blocages. La place éminente des sanctions « secondaires », qui punissent les entreprises étrangères, a étouffé sous la surconformité les tentatives européennes de transactions avec l’Iran pendant la période de levée partielle des sanctions dans le cadre du JCPOA.
Ce ne sont pas là les seules conséquences négatives. En frappant certaines entreprises sans évaluer les conséquences, comme ce fut le cas du groupe russe Rusal, Washington a mis en péril le secteur de l’aluminium, avant de se raviser tardivement. Parmi les effets pervers des sanctions unilatérales, l’auteur relève que celles-ci créent des désaccords frontaux, voire des contentieux, avec des pays alliés. Au lieu de faciliter leur appui, elles provoquent d’âpres divisions. C’est le cas emblématique des gazoducs russes Nord Stream 2. Bien que Biden ait levé les sanctions, l’affaire ne représente pas une victoire pour l’Amérique, qui n’a pu empêcher la construction du pipeline.
Agathe Demarais montre clairement que les sanctions américaines ont trouvé leurs limites. La Russie a développé d’efficaces moyens de contournement. On constate que Russes et Chinois ont drastiquement diminué leur recours au dollar, pratiquent des mécanismes de compensation, utilisent leurs devises nationales et développent leurs propres messageries interbancaires à la place de Swift. Les Européens ne sont pas en reste : après le retrait de Trump du JCPOA en 2018, ils ont essayé de mettre en place un mécanisme de compensation, Instex, qui n’a guère fonctionné, mais veulent se défendre réglementairement contre l’extraterritorialité américaine (règlements communautaires Blocking Statute et Anti-Coercition).
De façon plus globale, l’abus de sanctions a encouragé le développement de devises numériques (assises sur la monnaie nationale, qui mettent à l’abri des sanctions et du risque lié au dollar, tout en limitant les risques de change) et d’autres devises qui concurrencent (sans le faire disparaître) le dollar. Le renminbi numérique monte en puissance et la monnaie chinoise prend de plus en plus d’importance dans les transactions mondiales. L’euro, de son côté, est aussi regardé comme une monnaie sûre, qui a la faveur de maints opérateurs.
En définitive, Agathe Demarais tire les leçons de ces expériences, posant une question fondamentale : le contrôle des exportations, notamment technologiques, n’est-il pas l’arme clé destinée à remplacer les sanctions ? Pour la Chine, ce grand rival qui défie l’Amérique, la dépendance vis-à-vis des semi-conducteurs est un talon d’Achille que Washington a commencé à exploiter. Pékin est vulnérable et ne peut échapper à la position de force des États-Unis qui jouissent d’une avance sérieuse en la matière, que Xi Jinping espère combler par des investissements massifs. L’Amérique s’est lancée dans une politique de mise à l’abri industriel et technologique pour se protéger de l’emprise chinoise. Mais le découplage de l’Amérique par rapport à la Chine a déjà trouvé ses limites : les économies sont trop interdépendantes. Reste l’exercice très délicat du de-risking. Pékin a atteint un tel niveau de puissance que son influence globale lui permet de se poser en alternative, ou en élément d’équilibre, face à une Amérique qui ne peut plus dicter sa « loi », même si elle conserve un poids majeur – y compris coercitif – dans le monde. Le dollar ne disparaîtra pas, mais il n’est plus seul. C’est un des enseignements de ce riche ouvrage qui en comporte beaucoup d’autres.
Michel Makinsky
Directeur général d’Ageromys International
et chercheur associé à l’IPSE et l’IEGA
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