Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2024 de Politique étrangère (n° 4/2024). Dimitri Minic, chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage Dmitry Adamsky, The Russian Way of Deterrence: Strategic Culture, Coercion, and War (Stanford University Press, 2024, 226 pages).

La dissuasion était un domaine de recherche relativement nouveau pour l’armée russe post-soviétique. En quelques années, les théoriciens militaires ont néanmoins rattrapé leur retard en examinant la littérature occidentale produite sur le sujet durant la guerre froide. Dans une logique d’émulation, les stratégistes russes ont progressivement développé leur propre conception de la dissuasion.
Cette « dissuasion à la russe », dont les décideurs et experts occidentaux ont souvent une vision ethnocentrée, Adamsky lui consacre son nouvel ouvrage, en se fondant sur la littérature militaire russe et sur une approche mêlant théorie et culture stratégiques, deux piliers essentiels à la compréhension de la nature, des logiques et de la pratique de la dissuasion russe.
Les théoriciens russes ont principalement pensé la dissuasion à travers le concept de « dissuasion stratégique » (strategičeskoe sderživanie), qui prévoit l’intégration de toutes les capacités disponibles (nucléaires, non nucléaires et non militaires) pour un effort coercitif proactif dans de nombreux domaines, aux niveaux régional et mondial ainsi qu’à toutes les phases d’interaction avec l’adversaire. Bien que fondé sur les menaces, ce concept, situé « entre la guerre classique et la diplomatie traditionnelle », n’exclut pas l’emploi limité de la force et s’est affirmé comme « un des principaux outils » du Kremlin.
Pour mieux saisir son objet et ses spécificités, Adamsky passe de l’émique à l’étique en qualifiant cette conception de « théorie de la coercition », qui recouvre à la fois la dissuasion (contraindre un acteur à ne pas faire quelque chose) et la compellence (contraindre un acteur pour qu’il fasse ou cesse de faire quelque chose). L’originalité de la « dissuasion à la russe » s’explique d’abord et avant tout par la culture stratégique russe, en partie constituée de facteurs culturels (comme la pensée dialectico-holistique), conceptuels (comme le contrôle réflexif) et historiques (comme l’héritage des idées de Nikolaï Ogarkov).
La culture stratégique a des effets dans la pratique, comme l’illustre la tendance des stratégistes russes à surestimer la capacité de l’Occident à déchiffrer le signalement du Kremlin. En effet, le « style de coercition » de Moscou implique trois finalités différentes, ce qui contribue à brouiller sa réception : apprendre de l’ennemi, de soi-même et de l’environnement stratégique ; modifier les intentions et les capacités de l’ennemi ; et rivaliser en interne pour les ressources et l’influence. Le bilan provisoire dressé par Adamsky de la coercition russe entre 2021 et 2022 est par ailleurs convaincant.
Des idées auraient certes mérité d’être plus étayées et nuancées, comme celles d’une « déconnexion traditionnelle en Russie » entre la théorie et la pratique, ou d’une communauté stratégique russe « plutôt efficace » dans son « analyse des renseignements ». En outre, l’identification d’éléments structurants de la culture stratégique russe que les élites militaires et politiques russes ont en partage aurait permis d’explorer davantage les liens entre la théorie et la pratique.
Il n’en demeure pas moins que ce travail est indispensable aux chercheurs intéressés par la théorie militaire russe, la culture stratégique et la dissuasion, ainsi qu’aux décideurs et aux praticiens désireux de mieux comprendre les autres ainsi qu’eux-mêmes. Tout effort de dissuasion devrait commencer par là.
Dimitri Minic
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