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L’article « La fin de la géopolitique ? Réflexions géographiques sur la grammaire des puissances » a été écrit par Michel Foucher, professeur à l’université Lumière Lyon II et au Collège d’Europe de Varsovie, et directeur de l’Observatoire européen de géopolitique, et publié dans le numéro 1/1997 de Politique étrangère.

La grammaire des puissances au seuil du XXIe siècle mérite un profond renouvellement. La production des règles d’un langage véritablement international — qui serait fondé sur une morphologie originale et une syntaxe novatrice — a commencé sur des bases théoriques assez restreintes, exprimées par quelques mots-clefs tels que « globalisation », « démocratie de marché » (sic), « nouvel ordre économique mondial », « superpuissance unique ». Répétés à l’envi, ces mots s’apparentent parfois à une nouvelle langue de bois ou, pour le dire plus doctement, risquent de devenir des concepts-obstacles à la compréhension des mutations politiques du monde actuel.

Le nouvel état du monde paraît marqué par deux distorsions, porteuses de déséquilibres qui appellent de nouveaux agencements. La première résulte du télescopage entre deux types d’espaces politiques : celui des sociétés closes, où l’interaction entre les États s’établit sur un mode strictement binaire, fondé sur le jeu à somme nulle des rivalités territoriales et des ambitions contradictoires opposant des nations ou des empires ; celui des sociétés ouvertes, cherchant à promouvoir des intérêts nationaux dont la durabilité repose sur la conciliation avec ceux des États partenaires. Ces deux types d’interactions entre États continuent de structurer le champ international, même si elles relèvent de temps socio-historiques distincts : la guerre bosniaque et la construction européenne se déroulent dans des espaces parcourus par le même fuseau horaire. L’analyse géopolitique traditionnelle rend compte des configurations du premier type sans épuiser le champ de l’interaction entre puissances et territoires ; pour le second type, une géographie active et constructive, empruntant aux sources de la science politique et de la sociologie comparée, permet de baliser les étapes dans la recherche d’une organisation multi-étatique viable de l’espace politique mondial.

La seconde distorsion s’est installée entre l’espace économique, où se déploie un ordre marchand d’échelle planétaire, et les espaces politiques des puissances, dont l’ambition d’un ordre stable n’est pas satisfaite, faute d’expérience, d’instruments et de langue commune. Dans le premier, les acteurs disposent d’un langage « unique », avec ses mots-clefs identiques et ses critères partagés d’évaluation de l’efficacité qui autorisent l’intercompréhension.et contribuent à établir des normes globales. Une culture économique mondiale est née du constat des interdépendances, au point que les appareils d’État s’adonnent désormais aux ardentes obligations de la diplomatie économique et de la géoéconomie qui prolongeraient la rivalité stratégique entre puissances par d’autres moyens. La gestion des espaces politiques du monde contemporain est autrement plus complexe et infiniment moins élaborée, faute de règles et de visions communes. L’action publique internationale est-elle amenée à se faire plus modeste à mesure que triompheraient le libéralisme économique planétaire et les pratiques de la libre circulation? Ne faut-il pas, à l’inverse, exhumer les ambitions politiques des États qui sous-tendent les stratégies de croissance économique et chercher à anticiper sur les conséquences politiques et territoriales de celles-ci ?

Ce qui complique l’action internationale est l’hétérogénéité des pratiques politiques à l’œuvre, qui semblent emprunter leurs références et leurs idéaux à des périodes fort différentes. Toutes les nations ne vivent pas à la même heure politique et le monde en apparence unifié par la logique de l’échange marchand ressemble en réalité à un archipel dont les composants restent séparés par des temps socio-historiques distincts. Alors que l’Europe invente chaque jour, en un processus de négociation permanente, un modèle civilisé d’interaction entre nations en essayant de projeter à l’extérieur les comportements démocratiques internes, de manière à tempérer les seules logiques de rapport de forces, d’autres nations vivent encore à l’heure de leur formation et de la détermination de leurs espaces, de leurs frontières et de leurs attributs de souveraineté. Plusieurs catégories de relations dites internationales se heurtent, plusieurs types de processus historiques se télescopent. Introduire un ordre fondé sur des principes communs relève aujourd’hui de la gageure. On se contente donc de maintenir l’ordre là où les crises affectent les intérêts vitaux des rares puissances capables d’actions de police et là où il urge d’atténuer l’inconfort des opinions publiques saisies par l’irruption de drames préalablement sélectionnés pour la force de leurs images. C’est dire qu’un seul outil d’analyse ne suffit plus à décrire la complexité diachronique d’un monde d’autant plus difficile à entendre qu’il paraît plus accessible. Plusieurs modes d’interprétation seront successivement explorés, pour cerner les difficultés et les enjeux de l’invention d’une organisation multi-étatique d’échelle globale aussi nécessaire qu’impossible à atteindre à brève échéance.

La géopolitique binaire des sociétés nationales closes et des empires idéologiques rivaux

Le XXe siècle — admettons qu’il a commencé avec la révolution russe de 1917 et ses effets de véritable globalisation idéologique, et s’est terminé avec la faillite de la forme soviétique de la Russie, vers 1985-1991 — aura été structuré par les luttes nationales, comme par les rivalités des empires à fondement idéologique. Celles-ci opposaient soit de vieilles nations entre elles, soit des peuples aspirant à atteindre à l’État national et leurs métropoles coloniales. Fortement inscrits dans des territoires bornés, ces conflits se prêtaient à une analyse géopolitique traditionnelle, celle d’une mesure des corrélations de forces sur des territoires fermés. Il s’agissait en effet d’un jeu à somme nulle, où la maîtrise politique et stratégique de l’espace était à la fois assise et enjeu de la puissance. Libération des territoires pendant la décolonisation, généralisation du modèle de l’État national, rivalités pour des sphères d’influence, rapports de forces pour démarquer militairement des possessions exclusives : autant de mouvements de l’histoire du XXe siècle.

Pour en rendre compte, il suffisait d’une lecture binaire privilégiant l’importance des rivalités territoriales justifiées et exprimées par des représentations antagonistes, partiellement diffusées par les médias, d’où la définition suivante : « la géopolitique, en tant que démarche scientifique, a pour objet d’étude des rivalités territoriales et de leurs répercussions dans l’opinion ». Il y a là comme une transcription sur le territoire de pratiques politiques longtemps appliquées à la gestion idéologique de la société, définie selon la vulgate marxiste-léniniste comme une lutte des classes. L’aisance avec laquelle les acteurs (et parfois certains analystes) ont opéré la transition d’une problématique de lutte des classes à celle de la lutte des peuples ne laisse pas d’étonner. Cette transposition explique très largement la violence des conflits internes à l’ancienne Yougoslavie et peut se lire comme une stratégie de nomenklaturistes pour se maintenir au pouvoir en changeant d’objet mais non de méthode.

Pour autant que ces crises localisées à fort impact public aient obéi à une logique de conflit entre représentations contradictoires et antagonistes, on ne peut pas réduire la réflexion à une sorte de dualisme post-marxiste et à somme nulle, qui pouvait convenir, à une autre échelle, à l’intelligence du monde bipolaire de la guerre froide. Dans cette acception, la géopolitique fonctionne comme une discipline au nom sonore. Elle cherche à rendre compte dans bien des cas de pratiques reposant sur la notion périmée, renaissante et toujours vivace du « cadre providentiel » qui s’imposerait aux formations politiques, où l’espace ne peut devenir un support politique satisfaisant qu’à l’abri de l’armature de frontières ethno-nationales sûres et reconnues : grande Serbie, grande Russie. Les phénomènes géopolitiques se définissent alors essentiellement comme des rivalités de pouvoir quant à des territoires.

Cette approche est utile pour rendre compte de certains aspects des questions balkaniques, des crises politiques africaines liées aux aléas de la formation de l’État territorial/national ou même des tensions du Proche-Orient, puisque, dans ce dernier cas, c’est hectare par hectare, point d’eau après point d’eau, que s’impose la prééminence d’une nation singulière, hier à Beyrouth, aujourd’hui à Jérusalem. Il est facile de dresser la liste des innombrables contentieux territoriaux, savamment entretenus par les parties au conflit comme moyen d’affirmer leur puissance, du Cachemire à la Crimée et à la mer de Chine méridionale, et parfois aussi comme outil de valorisation de l’unité nationale, comme dans le cas du Pakistan multi-ethnique ou de la Russie en quête d’identité nationale dans des limites qui seraient enfin fixées.

Raymond Aron a été l’analyste le plus fin de cette interaction entre espace et puissance, fondant une école de pensée prolongée par les écrits et les pratiques d’un Henry Kissinger. Raymond Aron rappelait que « l’État territorial était l’unité d’action d’une unité politique, souveraine à l’intérieur de limites tracées sur la carte. Le souverain — le roi ou ses successeurs bourgeois — a la capacité d’imposer sa volonté sur toute la surface du territoire. Autrement dit, il s’est assuré le monopole de la force militaire au dedans. Du même coup, il apparaît, au dehors, comme le représentant de la collectivité au nom de laquelle il a le droit et le devoir de parler puisqu’il en protège l’indépendance par une force irrésistible contre les rebelles et capable de tenir tête aux ennemis. L’État est donc territorial et national ». L’idéal du XXe siècle est celui de l’État fermé, en Europe comme dans l’ancien Tiers-Monde, soucieux d’abord de cohésion nationale. On appliquera avec profit cette lecture au cas de l’Algérie, du Zaïre ou du Pakistan de 1997, pour signifier que ce processus n’est pas encore clos.

Dans cette perspective, les transformations européennes de 1989-1995 — de l’unification allemande à l’accord de Dayton — s’inscrivent encore dans une logique simple qui prolonge les dynamiques souvent conflictuelles du XXe siècle : celle de la recherche par des entités nationales de la souveraineté sur un espace exclusif, borné, reconnu tel par la négociation ou la force des armes. Si l’on écarte l’exception biélorusse — son identité nationale reste problématique, surdéterminée par le statut de marche de cet espace et bloquée dans son expression par une dictature ubuesque — , il apparaît que le continent européen de 1997 est une mosaïque d’États coïncidant de manière assez étroite avec l’espace des nations, dans lesquelles les faits minoritaires sont démo graphiquement moins prégnants que dans les décennies antérieures. Leur existence est soit garantie juridiquement soit modifiée par des transferts forcés de populations, dont l’objectif est d’adapter, par la force, les limites démographiques aux configurations politiques. C’est d’ailleurs le caractère anachronique de ce retour parfois violent à l’État national — Europe du sud-est, périphérie de la Russie — qui a surpris les Européens engagés pour leur part dans la mise en place d’un système d’États nationaux ouverts.

La politique étrangère comme géopolitique

On le sait, le retour du terme de géopolitique est récent et sa popularisation doit beaucoup à Henry Kissinger, qui l’a probablement rencontré, comme outil d’analyse appliquée, lors de ses entretiens avec les militaires-géographes d’Amérique latine, à l’époque des grands projets d’intégration nationale et des doctrines bien peu démocratiques de sécurité nationale. Son emploi public par Henry Kissinger, à partir de 1977, suit de peu l’échec politique américain au Vietnam, la première crise pétrolière et la stratégie de rapprochement avec la Chine.

Henry Kissinger plaide pour que les États-Unis adoptent une politique étrangère fondée sur une approche explicitement qualifiée de géopolitique, ce qui pour lui signifie une rupture avec l’idéalisme wilsonien — vision d’un pays phare dont le destin est de s’engager dans des croisades pour les valeurs — , courant encore puissant aux États-Unis. Se référer à la grille de lecture géopolitique, c’est pour Henry Kissinger inviter les dirigeants de Washington à agir sur le seul critère des intérêts nationaux des États-Unis et non pas en fonction d’une représentation idéaliste de leur mission mondiale.

Il ne s’agit pas chez lui d’un refus de la position de prépondérance mais d’une lecture prospective des limites prochaines de la posture hégémonique de l’Amérique. Il entrevoit pour le XXIe siècle un monde multipolaire dans lequel le présent statut des États-Unis comme superpuissance unique ne durera pas, en raison de l’affirmation politique de la Chine, du Japon, de l’Inde, de la Russie et, peut-être, écrit-il, de l’Europe, si elle s’unifie. Il note les difficultés américaines à concilier des aspirations universalistes et l’impératif d’une interaction durable avec d’autres puissances. Sa connaissance intime des conditions de l’équilibre des puissances, réalisées en Europe après le Congrès de Vienne pour garantir un ordre sur le continent, inspire sans nul doute sa vision prospective. Il adosse sa vision du jeu des puissances à la pesanteur des grandes masses démographiques, territoriales et économiques des États mentionnés comme les grands acteurs du monde — la constellation citée représente à elle seule 56 % de la population mondiale. La conclusion logique serait celle d’un futur directoire à six — États-Unis, Russie, Chine, Japon, Inde, Europe unifiée —, animé ou arbitré par Washington.

Avant d’y atteindre, remarquons qu’il n’y a plus de grammaire unique des relations entre États dans le monde, comme ce fut le cas pendant quelques décennies dans l’espace restreint de l’Europe occidentale et centrale après 1814 et dans l’aire euro-atlantique après 1945. Au reste, tout indique que les règles établies pendant le dernier demi-siècle ne sont pas admises comme universelles par les nouveaux acteurs politiques mondiaux. Après la guerre froide, la mise au point d’un nouvel ordre se heurte à la multiplication des acteurs, des cultures et des visions, et bien entendu des intérêts. Comme le note Henry Kissinger, «aucun des pays les plus importants appelés à construire un nouvel ordre mondial n’a l’expérience de l’organisation multi-étatique que l’on voit s’ébaucher. Jamais encore un ordre mondial n’a dû s’instaurer à partir de tant de perspectives différentes, ni sur une telle échelle. Aucun ordre antérieur n’a eu à agir sous les yeux d’une opinion démocratique mondiale et dans un contexte caractérisé par une explosion technologique de cette ampleur ».

Dans une perspective réduite au champ stratégique se développent également des réflexions utiles sur les risques d’une « prédominance militaire » américaine, puisque les écarts de budget avec les autres puissances, Russie, Chine et nations secondaires, ne pourraient que susciter une tentative de rattrapage des États rivaux et diminuer la sécurité internationale, par la formation d’une large coalition antiaméricaine. D’où l’appel à une révision négociée à la baisse de la posture militaire des États-Unis. Bref, l’illusion de la durabilité du système unipolaire actuel est envisagée avec lucidité par un nombre croissant d’analystes américains. […]

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