Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2012). Yves Gounin, conseiller d’État, propose une analyse de l’ouvrage d’Estelle d’Halluin-Mabillot, Les Épreuves de l’asile: associations et réfugiés face aux politiques du soupçon (Paris, EHESS, 2012, 301 pages).

Terre d’asile, la France a longtemps octroyé généreusement le statut de réfugié. Elle le faisait d’autant plus volontiers que les demandes étaient peu nombreuses. Mais depuis la fin des années 1970 et la fermeture des frontières à la main-d’œuvre étrangère, les demandeurs se sont multipliés et, avec eux, le nombre de déboutés.
Beaucoup de travaux juridiques et sociologiques ont déjà pris pour objet d’étude les instances étatiques chargées d’étudier ces demandes et de délivrer le titre de réfugié : un établissement public administratif, l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), et une juridiction spécialisée, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Estelle d’Halluin s’intéresse aux associations qui, en amont, aident les demandeurs à préparer leur dossier. Qu’elles fournissent des conseils sociojuridiques comme le Comité intermouvements auprès des évacués (la CIMADE), ou une expertise médicale comme le Comité médical pour les exilés (Comede), ces associations sont soumises à des injonctions paradoxales : accueillir l’exilé avec hospitalité mais, dans le même temps, le préparer à un processus de sélection rigoureux.
L’OFPRA et la CNDA ont des attentes institutionnelles auxquelles le demandeur doit satisfaire. Les associations les ont intégrées, qui aident le requérant à la rédaction de son « récit de vie », biographie argumentée qui énonce les persécutions subies et devra emporter l’intime conviction du décideur. Le rôle de ces « passeurs d’histoire » est de faire entrer ce récit dans les catégories juridiques de la Convention de Genève. De la même façon, les médecins et les psychologues sont sollicités pour produire un certificat médical attestant l’ampleur des séquelles physiques des persécutions subies. Dans un cas comme dans l’autre, la démarche ne va pas de soi quand la politique nationale, toujours plus concertée à l’échelle européenne, enjoint d’accélérer la procédure d’évaluation des dossiers. Il faut brusquer le requérant pour lui faire raconter des épisodes douloureux et dévoiler des blessures traumatisantes. L’ouvrage entend restituer les dilemmes pratiques et moraux auxquels les intervenants sociaux comme les médecins sont confrontés et la manière dont ils les tranchent. Les comparaisons avec des acteurs du monde associatif britanniques et canadiens montrent que la gestion par le monde associatif de telles injonctions contradictoires est un trait caractéristique des politiques contemporaines de l’asile dans les démocraties ayant ratifié la Convention de Genève.
La démarche est d’autant plus délicate que, les demandeurs étant très nombreux et les ressources des associations limitées, elles sont obligées d’opérer, fût-ce inconsciemment, une forme de sélection. Cette nécessité est difficilement dicible pour des salariés et des bénévoles mus par un « militantisme de solidarité ». Elle n’en est pas moins inévitable. Utilisant les travaux de Jon Elster sur la notion de « justice locale », Estelle d’Halluin montre que deux modalités de discrimination sont possibles. La première, orientée vers le passé, est fondée sur le mérite des demandeurs : ceux qui auraient le plus de chances de voir leur demande aboutir seraient les mieux traités. La seconde, orientée vers le présent, est fondée sur leurs besoins humanitaires : on fait plus d’efforts pour les plus vulnérables.
Dans un des chapitres les plus intéressants, Estelle d’Halluin fait la sociologie des employés, salariés ou bénévoles, de ces associations. Elle identifie une professionnalisation des intervenants sociaux : les pionniers, militants, peu diplômés et formés sur le tas, qui étaient parfois d’anciens demandeurs d’asile auxquels le statut de réfugié a été accordé, côtoient désormais des travailleurs plus jeunes et plus qualifiés, possédant souvent une solide formation juridique. Ils partagent plusieurs traits communs : une ouverture vers l’étranger et vers l’autre, la défense de l’accès à certains droits fondamentaux, une commune hostilité aux politiques antimigratoires de préférence nationale, etc.
La lecture de ce travail très dense, reposant notamment sur une observation participante menée pendant plus de deux ans en qualité de bénévole à la CIMADE, pourra être utilement complétée par le visionnage d’un documentaire remarquable sorti en salles début 2010, Les Arrivants, de Claudine Bories et Patrice Chagnard, film qui plante sa caméra dans un centre d’hébergement et présente l’inlassable dévouement des travailleurs sociaux pour accommoder les demandeurs d’asile.

Yves Gounin

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