Cette recension est issue de Politique étrangère 3/2013. Jérôme Marchand propose une analyse des ouvrages de Gregory D. Miller – The Shadow of the Past. Reputation and Military Alliances before the First World War (Ithaca, NY, Cornell University Press, 2012, 248 pages) et de Dirk Bönker – Militarism in a Global Age. Naval Ambitions in Germany and the United States before World War I (Ithaca, NY, Cornell University Press, 2012, 432 pages).
Bien qu’ils couvrent la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, ces deux ouvrages ne sont en rien de simples chroniques du temps passé. Leurs auteurs ont exploité une masse considérable d’archives, de témoignages et d’analyses. Pour autant, ils ne se sont pas contentés de bricoler un narratif restituant les interrogations des grandes puissances de la Belle Époque et leurs manières de s’évaluer ou de s’autoévaluer. Ils ont aussi su mobiliser un appareil conceptuel sophistiqué, faisant place aux questionnements pointus des sciences sociales. The Shadow of the Past examine le rôle que tient la réputation dans la gestion des rapports interétatiques, avec un intérêt particulier pour l’impact de la fiabilité sur la formation et l’évolution des alliances militaires. Concrètement, l’auteur passe en revue l’abandon par la Grande-Bretagne de sa politique de splendide isolement (1901-1905), la crise de Tanger (1905-1906), la crise bosniaque (1908-1909) et la crise d’Agadir (1911). Impression d’ensemble ? L’ouvrage brasse quantité de réflexions théoriques. Il esquisse des pistes stimulantes pour appréhender le capital réputationnel des entités étatiques et conceptualiser les grilles d’évaluation déterminant leur pouvoir d’attraction. Cependant, Gregory Miller a éprouvé beaucoup de difficultés à se dégager de l’emprise de Jonathan Mercer et de son magistral Reputation and International Politics. Au point de reprendre les mêmes cas d’étude. D’où un sentiment d’inachevé.
Par comparaison, Militarism in a Global Age se présente comme un texte plus abouti. À la fois parce que l’auteur expose une très subtile compréhension de la politique de bureau et de ses bourgeonnements idéologiques. Parce qu’il a mené ses recherches documentaires sur les deux rives de l’Atlantique, avec le souci de bien comprendre ce qui distinguait le « navalisme » [1] allemand de son homologue américain. Parce qu’il tient compte des contraintes et des opportunités présentes dans chaque ensemble étatique, à tel moment précis de son développement (absolutisme wilhelminien et Progressive Era). Point non négligeable, Dirk Bönker pointe du doigt les élaborations doctrinales pseudo-rationnelles des structures administratives autogouvernées (cf. le mythe héroïque de la grande bataille décisive entre cuirassés) et soustraites à toute critique articulée, mais il ne s’arrête pas à ce constat. En complément, il livre un tableau fouillé des argumentaires publics et des techniques d’influence au moyen desquels une corporation technocratique donnée s’applique à façonner une aire de consensus domestique, puis à s’approprier une part croissante des ressources nationales. Sans forcément maîtriser les retombées (extra)systémiques de ses discours. Bref, on a là un texte de premier plan, méritant d’être lu avec attention par tous ceux qui s’intéressent aux interactions entre militarisation et globalisation.
Jérôme Marchand
1. Défini comme la forme navale du militarisme. L’ouvrage de Dirk Bönker se focalise sur la dimension élitaire du navalisme, entendu comme formation idéologique cohérente, articulée autour d’un ensemble particulier d’idées et de pratiques et produite par un ensemble d’officiers et d’institutions opérant dans un contexte formel (orientations officielles, propositions, travaux de planification, écrits destinés à une diffusion publique).
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