Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n°4/2016). Pierre Baudry propose une analyse de l’ouvrage de Richard Youngs, The Puzzle of Non-Western Democracy  (Carnegie Endowment for International Peace, 2015, 240 pages).

Puzzle of Non-Western Democracy

La démocratie libérale telle que la conçoit l’Occident est-elle la seule forme viable de démocratie ? N’est-elle pas victime d’un individualisme qui en détruit le principe ? Ne doit-on pas admettre, au nom du respect des identités culturelles, qu’il existe des modèles alternatifs et « illibéraux » à la vision occidentale de la démocratie ? Ces questions qui sous-tendent la politique d’un Poutine, d’un Orban, et toute une partie du discours politique de la Chine ou de l’Iran sont au cœur de cet ouvrage. Les critiques de la démocratie libérale ne sont pas nouvelles : le xxe siècle a connu des critiques du libéralisme au nom des idéologies nationale-socialiste ou prolétarienne. Mais le livre de Youngs se distingue en ce qu’il propose une approche globale de la critique du modèle occidental, associant analyse géopolitique et réflexion théorique : « Bien souvent, les appels à une conception non occidentale de la démocratie renvoient au défi d’un renouvellement (reimagining) de la démocratie en général. »

L’auteur plaide essentiellement pour un « libéralisme renforcé » (liberalism plus). On peut admettre fondamentalement le principe d’une variation démocratique selon les régions du monde ; mais variations et expérimentations doivent se faire autour d’un corps de principes intangibles – participation aux décisions politiques, tolérance, capacité à rendre compte de son action (accountability) –, et de propositions concrètes : soutien aux droits des communautés et pas uniquement aux individus afin de les rendre plus efficaces en termes de contrôle démocratique ; critique du néolibéralisme et défense du libéralisme comme justice économique ; mise en place de formes alternatives de représentations et d’action politique au moyen des nouvelles technologies ou de budgets participatifs ; recours aux traditions juridiques locales dans la mesure où elles fournissent des modalités de participation démocratique.

L’auteur tente ainsi de satisfaire deux exigences. D’une part le refus d’une conception uniforme de la démocratie comme le montre son intérêt pour le projet d’étude « The Varieties of Democracy », qui évalue la situation démocratique en fonction des conditions locales. D’autre part sa méfiance envers toute critique du libéralisme camouflant des pratiques autoritaires. Les propositions de Youngs sont toujours avancées avec discernement et accompagnées d’un tableau du rapport à la démocratie dans le monde, ainsi que d’une analyse des conséquences sur le plan géopolitique du concept de « variations démocratiques ». On regrette presque que le livre ne soit pas plus étendu, tant les questions abordées campent au cœur de certains des débats actuels les plus brûlants.

L’ouvrage aurait sans doute gagné à prendre en compte les variations démocratiques présentes au sein même du monde occidental. Déjà Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution  (1856) proposait des analyses classiques sur la passion des Français pour l’égalité qu’il opposait à l’attachement des Anglo-américains pour la liberté. Ce type de distinctions développées au niveau des institutions ou de la culture politique aurait permis de voir qu’il existe déjà des « variations démocratiques » entre la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne, et comment elles permettent des formes diverses de libéralisme selon les traditions politiques nationales. Cette remarque ne retire rien à cet ouvrage dense, passionnant, et qui mériterait d’être traduit au moins en extraits en français.

Pierre Baudry

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