Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Thomas Richard propose une analyse de l’ouvrage d’Henry Laurens, Les crises d’Orient (1768-1914) (Fayard, 2017, 384 pages).

Les crises d'Orient

Ayant achevé sa grande histoire de La Question de Palestine, Henry Laurens a choisi de se pencher sur un autre thème qui a inauguré sa nouvelle série de cours au Collège de France, celui de la montée progressive des tensions qui ont entraîné le Moyen-Orient, au sens large, dans la guerre en 1914, dont ce volume constitue à la fois un résumé et une extension de la première partie, plus concis mais couvrant une période plus longue que les cours du Collège.

En effet, pour entrer dans ce que le XIXe siècle va progressivement nommer la « question d’Orient » jusqu’à son dénouement tragique, il est nécessaire de remonter aux suites immédiates d’un temps qui semble lointain, celui de la guerre de 1768, qui signe le premier grand recul de l’Empire ottoman face à la Russie, avec le début de la mainmise de cette dernière sur la mer Noire. Puis, presque à l’insu des protagonistes, de défaite ottomane en expéditions britanniques en Asie centrale, de guerre d’indépendance grecque en interventions de plus en plus massives des puissances dans les finances et la gestion des empires d’Orient, de rivalités des consuls locaux en explosions de violences qui s’ethnicisent, se forment les conditions de la crise qui devait conduire au remodelage de la région sous l’égide européenne.

Prenant appui sur sa profonde connaissance du terrain et des sources, Henry Laurens fait avec cet ouvrage la synthèse des monographies portant sur ces différents points, en y ajoutant ses propres recherches. Là réside l’intérêt premier de cet ouvrage, qui rend accessible un panorama de ces crises d’Orient qui couvrent aussi bien les empires ottoman et perse, que la fin de l’Inde des Moghols, l’Asie centrale, l’Afrique du Nord et les Balkans, sans oublier les cabinets et les Chambres européennes. Il permet ainsi de comprendre l’interpénétration de ces crises, qui rebondissent d’un bout à l’autre de la zone et se répondent en jeu de balancier au gré des avancées et des intérêts des protagonistes. C’est aussi la rançon de l’ouvrage, qui, bien que détaillé, donne envie d’approfondir les ressorts de chacun de ces événements, et est en ce sens aussi un ouvrage d’ouverture. On aimerait ainsi parfois qu’il s’attarde plus sur l’aspect émotionnel des enjeux géopolitiques, pour mieux faire saisir les déferlements de violence que connaît alors ce monde qui façonne le nôtre dans la douleur.

Au long des chapitres, c’est un monde en mutation qui se dessine, troublé mais riche de possibles différents de ce qui est finalement advenu, le monde levantin, celui de Cavafy et de la modernité ottomane. Cette attention à ne pas voir de téléologie permet de mieux comprendre le drame qu’a constitué la destruction de ce monde en 1918, et les crises qui en ont constitué la suite, mais qui ne sont pas plus écrites dans l’identité de la région que celles étudiées ici.

Si l’ouvrage porte une attention forte aux conséquences de cette époque sur la nôtre, sur les représentations qui en sont issues et qui ont encore (trop) cours pour expliquer sans finesse les réalités du terrain, ce va-et-vient entre les deux époques montre aussi la faiblesse de ces explications et met en garde contre cet héritage de représentations, en même temps qu’il éclaire les dynamiques réellement à l’œuvre. Ce faisant, ce travail exigeant et refusant tout simplisme est aussi une invitation nécessaire à l’étude et à la modestie face à ces héritages.

Thomas Richard

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