Cette recension croisée constitue la note de tête du numéro d’hiver 2022 de Politique étrangère (n° 4/2022). Hugo Le Picard, chercheur associé au Centre Énergie & Climat de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Edward Barbier, Economics for a Fragile Planet: Rethinking Markets, Institutions and Governance (Cambridge University Press, 2022, 250 pages), Peter N. Nemetz, Unsustainable World: Are We Losing the Battle to Save our Planet? (Routledge, 2022, 418 pages) et Kari De Pryck, GIEC, la voix du climat (Presses de Sciences Po, 2022, 326 pages).

L’apparition de la pandémie de Covid-19 a eu un impact profond sur les émissions mondiales de gaz à effet de serre, provoquant une baisse temporaire due au ralentissement de l’activité économique. Puis, à mesure que la virulence et la contagiosité du virus ont ralenti, l’activité économique internationale a repris, entraînant une ré-augmentation des émissions. À la fin de la pandémie, il semblait que le monde se dirigeait vers une transition énergétique accélérée : les pays représentant une importante part des émissions mondiales s’étaient engagés à une réduction plus rapide de leurs émissions de CO2 à l’occasion de la conférence de Glasgow.

Le déclenchement de la guerre en Ukraine est cependant venu rappeler la forte dépendance de nos sociétés et de nos économies vis-à-vis des hydrocarbures. En restreignant l’approvisionnement en gaz du marché européen, les Russes ont créé un déficit d’approvisionnement sur un marché régional qui a eu des conséquences mondiales sur le prix du gaz et, par extension, sur les prix du baril. Les importants bouleversements des marchés mondiaux de l’énergie causés par l’invasion russe se sont dès lors mis en travers des politiques de lutte contre le réchauffement climatique.

Afin d’assurer leur sécurité d’approvisionnement énergétique dans un contexte de pénurie de gaz, nombre d’États industrialisés ou émergents ont ainsi choisi d’en revenir au charbon, un combustible que l’on espérait voir disparaître. Après deux années de pandémie et de ralentissement économique, les gouvernements donnent nettement la priorité à la sécurité énergétique et à la relance économique, au détriment d’efforts de décarbonisation qu’ils peinaient déjà à mettre en œuvre.

Dans ce contexte, trois ouvrages publiés début 2022, issus du monde de la recherche académique, permettent de prendre quelque recul, et de réintégrer ces événements dans des tendances de plus long terme. Si ces ouvrages n’ont pu intégrer les récents développements des marchés de l’énergie liés à la guerre d’Ukraine, ils apportent néanmoins un éclairage nouveau sur les relations de nos sociétés avec l’énergie, l’économie et l’environnement.

Edward Barbier est professeur au département d’économie de la Colorado State University. Spécialisé en économie des ressources naturelles et du développement, ses recherches portent principalement sur les liens entre l’économie et l’écologie. Auteur de très nombreuses publications académiques sur ces sujets, il est un des économistes de l’environnement les plus cités dans le monde. Dans son dernier ouvrage, Economics for a Fragile Planet, Barbier se penche sur un monde de plus en plus fragile, exposé à d’importants risques climatiques et à de nombreuses crises environnementales. Il examine les liens de cause à effet entre la dégradation de l’environnement et le réchauffement de la planète, entrant dans les détails des conséquences de la perte de biodiversité, de la diminution des ressources en eau douce, de la pollution des environnements marins. Il évalue aussi, en retour, comment ces dégradations anthropiques de l’environnement affectent le bien-être humain. Enfin, il s’interroge sur les changements nécessaires dans nos systèmes économiques pour découpler la création de richesse de la destruction de l’environnement.

Son ouvrage propose des solutions pour maintenir le bien-être humain tout en construisant une économie mondiale plus « verte » et « inclusive ». Les solutions avancées demeurent cependant assez générales, et l’intérêt du livre réside sans doute principalement dans les constats détaillés exposés dans les premiers chapitres. L’ouvrage, accessible à un large public, constitue une excellente introduction pour le lecteur qui souhaite mieux comprendre les liens entre l’économie et l’environnement.

Unsustainable World de Peter N. Nemetz est un ouvrage tout aussi détaillé que le précédent, mais plus technique, et donc destiné à un public plus averti : il peut être une continuation de l’ouvrage précédent. Peter N. Nemetz, économiste renommé qui a obtenu son doctorat à l’université de Harvard, est aujourd’hui professeur émérite de stratégie et d’économie d’entreprise à la Sauder School of Business de l’université de Colombie-Britannique, au Canada. Si le livre précédent décrivait plutôt les symptômes du réchauffement climatique sur nos sociétés, celui de Nemetz offre une analyse plus détaillée des causes et des solutions potentielles d’un point de vue
multidisciplinaire, à la fois scientifique et économique. La première partie définit la durabilité et établit le contexte des défis historiques et actuels du monde. Les parties II et III décrivent les défis de la durabilité auxquels sont confrontés les secteurs des transports, de l’industrie et de l’agriculture, puis examinent les solutions que l’auteur estime réalistes, ainsi que celles qu’il juge « inutiles » ou « irréalistes ». Nemetz place ainsi son analyse dans le débat public en indiquant les raisons pour lesquelles certaines solutions lui semblent plus prometteuses face à ces défis.

Les deux premiers ouvrages sont complémentaires et permettent, s’ils sont lus dans l’ordre énoncé, une gradation dans le sujet ainsi que dans la difficulté et la technicité du propos. Ils mettent aussi en filigrane en évidence les différences entre pays industrialisés et émergents face aux conséquences et aux efforts de lutte contre le réchauffement climatique. Cela, notamment en termes de besoins, de capacités et de financement de la transition énergétique. Cette question jouera un rôle clé dans les efforts de lutte contre le changement climatique des années à venir. Les efforts de baisse des émissions de gaz à effet de serre des pays industrialisés risquent en effet d’être neutralisés par l’augmentation des émissions des pays émergents, lesquels auront une croissance économique et démographique plus importante. Les conditions structurelles contrastées entre les grandes économies et celles des pays émergents et en développement exigeront donc des stratégies différentes. Dans ce contexte, les appels des pays industrialisés aux pays émergents pour qu’ils réduisent leurs émissions et s’engagent au plus vite dans une voie de développement économique décarbonée risquent d’être d’autant moins audibles que les plus grands émetteurs auront parfois substitué le charbon au gaz pour faire face aux impacts à court terme de la guerre d’Ukraine sur le prix et la disponibilité du gaz.

Dans son dernier ouvrage, GIEC, la voix du climat, Kari De Pryck revient sur le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), organisation unique dans sa composition. Ce livre complète les deux premiers en donnant un bon aperçu du fonctionnement réel d’une des institutions les plus importantes de la lutte contre le réchauffement climatique. Kari De Pryck est une politologue et chercheuse en relations internationales, dont les recherches portent sur l’influence qu’exercent les experts sur la politique environnementale internationale. Cet ouvrage est tiré de sa thèse de doctorat sur le GIEC.

Le changement climatique étant devenu plus politisé au fil des ans, le GIEC a dû redoubler d’efforts pour améliorer ses procédures d’évaluation et de rapport. Ce qui implique de suivre plusieurs cycles d’examen par des experts externes et des représentants gouvernementaux, l’étape finale de tout rapport étant la rédaction du résumé destiné aux décideurs politiques. C’est ce résumé qui, bien qu’il représente la production la plus courte du GIEC, est la plus importante. Selon l’auteur, il est crucial dans les négociations internationales sur le climat car il présente un consensus sur les actions nécessaires à mener contre le réchauffement climatique par tous les responsables gouvernementaux qui ont participé à sa rédaction. Une fois accepté, il leur est très difficile de s’opposer aux éléments du résumé, au risque de se déjuger. Le GIEC n’est donc pas seulement composé de scientifiques, mais aussi de représentants de ses États membres. Cette importante diversité peut parfois rendre difficile l’atteinte d’un consensus. Toutefois, l’auteur soutient que cette diversité est l’une des forces du GIEC, en ce qu’elle permet d’apporter des perspectives politiques, sociales et scientifiques très différentes sur un sujet particulier. De Pryck explique aussi comment le GIEC a, au fil du temps, durement gagné sa réputation d’institut scientifique. Le GIEC a pu en effet être mêlé à des controverses, parfois liées à des erreurs de forme dans ses rapports, utilisées par les groupes climatosceptiques pour dénigrer ses travaux et entacher sa réputation. Face à cela, l’organisation a mis en place des procédures très strictes pour éviter les erreurs, mais aussi des stratégies de communication pour faire face aux éventuelles crises auxquelles l’institution peut se voir confrontée dans le débat public.

Ces trois ouvrages s’articulent et se complètent utilement, pour le lecteur découvrant ces sujets comme pour le plus averti, en donnant des outils théoriques et pratiques pour mieux appréhender les débats sur le réchauffement climatique et les meilleurs moyens pour y faire face. Leur lecture rappelle également combien les efforts des pays en la matière sont fragiles et soumis aux aléas, parfois brutaux, de l’actualité économique et géopolitique.

Hugo Le Picard
Chercheur associé au Centre Énergie & Climat de l’Ifri